LAFERRIÈRE Dany – Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer

1985 – Éditions du Seuil – épuisé… mais disponible d’occasion 

CVT_Comment-faire-lamour-avec-un-negre-sans-se-fatigu_4065Montréal, dans les années 80. Autour de deux jeunes hommes Noirs et pauvres qui écoutent du jazz gravitent de nombreuses jeunes femmes Blanches et riches. Voilà ce que l’on sait du premier roman de Dany Laferrière lorsque l’on se contente du titre et des premières pages.

Les jeunes femmes n’ont pas de prénoms. Elles sont affublées d’un sobriquet qui leur colle comme une étiquette indiquant leur caractéristique principale : Miz Littérature, Miz Suicide, Miz Snob. On ne connaîtra pas non plus le prénom du narrateur seulement surnommé Vieux. Dans ce roman, le seul à avoir un prénom est Bouba, le colocataire de Vieux. Fils spirituel des personnages des romans d’Albert Cossery et du Bartleby d’Herman Melville, il se nourrit de sommeil, de lectures et de jazz. C’est un philosophe qui rappelle au lecteur l’importance du mot le moins visible du titre : « se fatiguer ». À travers Bouba, c’est l’éloge de la paresse et la méfiance de tout ce qui génère fatigue et lassitude. Dany Laferrière érige déjà dans son tout premier roman la nonchalance comme possible outil de résistance face à un monde survolté, qui parle fort et se précipite à confondre opinion et pensée. La signification du titre a fait couler beaucoup d’encre (et quelques inepties), décortiquant principalement les thèmes de la sexualité et de la couleur. Pourtant, en ligne de basse, depuis le titre jusqu’au dernier chapitre, Dany Laferrière parle d’altérité et de temporalité.

Ils semblent quelque peu jean-foutre ces jeunes gens et elles sont un peu risibles ces jeunes femmes. Les garçons n’ont l’air de ne rien faire si ce n’est chasser les filles qui, voulant s’ouvrir sur le monde, sont empreintes d’une naïveté qui frise parfois la condescendance. Mais les garçons ne font pas rien : ils lisent énormément : Baldwin, Miller, Mishima, Freud. Ils pensent, ils écrivent. Et les filles ne sont pas des idiotes que l’exotisme excite. Elles font des études, apprennent et cherchent à sortir du schéma bourgeois auquel elles sont prédestinées. C’est ici que leurs rencontres fait sens. Du Noir défini comme un meuble dans le Code Noir du XVIIème siècle à la femme-objet, il y a quelque chose de commun qui réclame son dû : la liberté. Et La liberté c’est scandaleux… enfin c’est surtout du boulot. S’il s’agit, au début de la rencontre amoureuse, de clichés rencontrant d’autres clichés, d’héritages rencontrant d’autres héritages, la sexualité va venir gratter le vernis du masque social et les poser tels des individus, face-à-face. Dany Laferrière écrit qu’une femme Blanche et un homme Noir dans un plumard, c’est plus explosif que la bombe atomique. Une relation charnelle, amoureuse, non-exclusive et parfaitement consentie entre un Noir et une Blanche, c’est la mise au rebut du mythe du Noir dangereux qui viole et de la femme perpétuellement victime et étrangère à sa sexualité.

C’est le roman d’une génération en train de devenir adulte, qui explore les clichés légués par ses parents et occupée à s’en extirper. Mais il est question d’un autre héritage dans ce roman. Un héritage dans lequel il s’agit de s’inscrire et non pas de se défaire : celui de la littérature. Le narrateur, à l’ouvrage du roman qui fera ou non de lui un grand écrivain, écrit sur une machine à écrire ayant appartenu à Chester Himes.

Dany Laferrière naît en 1953 en Haïti où il passe son enfance entouré de sa grand-mère, de sa mère et de ses tantes. Son père Windsor Klébert Laferrière s’est exilé au Québec car il s’est opposé au régime dictatorial de François Duvalier dit Papa Doc. D’abord chroniqueur, il fuit Haïti pour le Québec en 1976 et y publie son premier roman « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer », succès international public et critique. En 2013, il est élu à l’Académie Française. Son oeuvre littéraire est fortement autobiographique. Il a notamment écrit « L’odeur du café » en 1991, « Le goût des jeunes filles » en 1992, « Tout bouge autour de moi » en 2010. 

INTERVIEW : GAUZ – Camarade Papa

Le Nouvel Attila, 2018

Camarade Papa, c’est l’histoire d’un petit garçon qui part d’Amsterdam retrouver ses racines africaines. C’est aussi l’histoire d’un jeune homme qui part d’Alsace pour aller s’enraciner ailleurs. Camarade Papa, c’est l’histoire de peuples qui se rencontrent et se parlent, l’histoire de la transmission, l’histoire de la Commune, l’histoire de la Côte d’Ivoire… Camarade Papa, c’est un roman à entrées multiples qui fourmille d’histoires, d’idées et qui donne du grain à moudre aux esprits curieux à l’image de son auteur Gauz que Yekrik Yekrak a rencontré sous l’œil avisé d’Alain Caron :

 

Né en 1971 en Côte d’Ivoire (Abidjan), il entreprend des études de biochimie à Jussieu (Paris) avec un visa touristique de 3 mois qui le conduit rapidement à devenir un étudiant sans papiers. Depuis, Gauz a délaissé la biochimie et est écrivain, photographe, documentariste, rédacteur en chef du journal satirique ivoirien Yéyé Magazine et a écrit « Debout-Payé » (Nouvel-Attila – 2014)

 

Yekrik Yekrak remercie Gauz, Alain Caron, Corinne Matras, Benoît Virot et Olivier Bailly 

MABANCKOU Alain – Tais-toi et meurs

Éditions La Branche – Vendredi 13, 2012 – Disponible en poche

731835 (1)Une femme tombe par la fenêtre et éclabousse de son sang les Weston de Julien Makambo, devenu José Montfort grâce à l’art des faux-papiers. Les ennuis commencent. Il faut se méfier des gens qui vous font des promesses de succès sans jamais entrer dans les détails.

Entièrement pris en charge par Pedro, prince de la communauté Congolaise de Paris, l’arrivée de Julien en France se fait sans heurts. Tout est préparé, bordé, garanti. Ce Paris que rêve Julien depuis sa Pointe-Noire (Congo-Brazzaville) devient réalité. Grâce à la solidarité des siens, il entre par la grande porte : avec des papiers stipulant qu’il est français. Sur place on lui explique que s’il obéit aux règles du milieu, il va grimper dans la hiérarchie et devenir quelqu’un d’important et de fortuné. Julien / José est intelligent et discipliné. Il apprend vite et devient rapidement le bras droit de Pedro qui l’initie aux petits trafics, aux boîtes branchées, aux femmes et à la SAPE (Sociétés des Ambianceurs et des Personnes Élégantes). La SAPE n’est pas uniquement une façon de s’habiller d’une myriade de couleurs vives, c’est toute une culture avec ses codes, ses normes et sa philosophie, la principale étant de se démarquer. Julien / José en revêtant son costume vert électrique s’intègre à son milieu et devient aux yeux de tous un Congolais à Paris. Cela ne le singularise pas, cela le catégorise. Au moment du meurtre, c’est ce même costume qui va le rendre identifiable.

Julien / José devient prisonnier de ce qu’il représente, du destin qui lui a été attribué par la société française et la communauté congolaise. Son identité lui est enlevée, concrètement et ses frères de Paris lui en fabriquent une nouvelle : je t’ai donné un nom, tu es à moi, tu ne t’appartiens plus. Renommé, rhabillé, employé, englué dans l’espoir d’une réussite jamais vraiment explicitée, il va être dit à Julien / José qu’on a besoin de lui pour un gros coup. Il n’aura pas plus d’explications : c’est pour quelqu’un d’important et c’est un honneur qu’on lui fasse confiance. Curieusement, il n’aura rien d’autre à faire que d’être à un certain moment à un certain endroit et touchera pour cet acte une forte récompense financière. Plus tard, suspect numéro un dans le meurtre de la jeune femme blonde défenestrée ayant atterri à ses pieds, ses petits camarades lui expliquent que s’il accepte de porter le chapeau, il aura tout le soutien de la communauté. En revanche s’il refuse, il a tout intérêt à partir s’installer sur la lune. Et voilà, la vie de Julien Makambo n’est plus. C’est une vie qui a cessé d’être gratuite, elle sert à quelque chose. Désormais, Julien / José a un rôle dans la société, un rôle qui fait tourner une économie et qui alimente des discours politiques. Il est le protecteur du prince Congolais de Paris, celui qui se tait et se sacrifie pour la communauté. Il est le Congolais sapeur qui jette des femmes blanches par la fenêtre. Il est conditionné par les clichés, s’est laissé prendre dans la toile et illustre les fantasmes les plus archaïques.

Quand Julien / José se réfugie à Montreuil, ou Bamako-sur-Seine, il ne jouit d’aucune aide. Quand il est arrêté pour fraude, c’est un agent Martiniquais qui s’acharne sur lui. Alain Mabanckou casse l’idée d’une Afrique unilatérale ou d’une diaspora Noire solidaire. Où se sont installés les immigrés ont poussé des communautés organisées comme des micro-sociétés hiérarchisées, se méfiant l’une de l’autre et où se fabrique l’entre-soi.

Pourquoi Julien Makambo écrit-il son histoire ? Parce qu’on a déjà trop écrit son histoire à sa place. Ses parents lui ont donné un nom qui signifie « les ennuis » en lingala. On l’a ensuite débaptisé, rebaptisé, transformé. Aujourd’hui il est en prison et la justice française écrit son histoire en le jugeant coupable. Alors Julien sort des ténèbres en s’appropriant son vécu et en le relatant. Il apprivoise son histoire et ce faisant, prend son indépendance.

Alain Mabanckou naît en 1966 en République du Congo (Congo-Brazzaville) où il entreprend des études de droit qu’il poursuivra en France. En parallèle d’un emploi dans le groupe Suez-Lyonnaise des Eaux, il écrit des poèmes et des romans et publie en 1998 « Bleu-Blanc-Rouge » chez Présence Africaine et obtient le Grand prix littéraire d’Afrique noire. En 2006, « Mémoires de porc-épic » aux Éditions du Seuil lui vaut le prix Renaudot. Parallèlement à son métier d’écrivain, Alain Mabanckou enseigne la littérature francophone en Californie. En 2016 il intègre le Collège de France et présente un cycle de séminaires « Lettres noires : des ténèbres à la lumière ».

WAINANA Binyavanga – Comment écrire sur l’Afrique ?

How to write about Africa – 2005 – Granta Books
Traduit de l’anglais par Alain Le Kim
in L’Afrique qui vient – Anthologie présentée par Michel Le Bris et Alain Mabanckou
Hoëbeke, 2013

Afrique qui vient

Lettre ouverte à quiconque voudrait écrire sur l’Afrique sans jamais l’avoir approché, B. Wainana brosse du pittoresque, enclenche les larmes humanitaires et fait résonner la petite musique du « non Africain concerné ». Tout en franche ironie, B. Wainana dresse l’inventaire des clichés et l’importance de les faire perdurer. Le lecteur qui veut lire sur l’Afrique ne veut peut-être pas être perturbé dans sa perception. S’il veut un lion qui baille au bord d’un fleuve près de la silhouette d’un Masaï, donnons-le lui. Écrit plus vite, vendu plus vite, fidélisation du lecteur, tome II, objets publicitaires, un tiers des recettes versé à une ONG concernée… L’Afrique a toujours servi de faire-valoir ou de cause déculpabilisante, pourquoi la littérature s’en exclurait-elle ?

Risquerait-on le désordre si les Africains étaient autre chose que des Noirs malades vivants à moitié nus, passant leur temps à donner des coups de machette à l’ethnie de l’autre coté du fleuve, tout en évitant de se faire dévorer par des lions sanguinaires ? Manquerait plus que le lecteur troublé devienne curieux, se rende compte que l’Afrique est plein de pays différents, complètement liés à l’histoire du monde, avec plein de gens aussi différents et semblables qu’ailleurs.

Être envahi d’idées préconçues, c’est un phénomène assez inévitable, les faire perdurer quand on est écrivain ou journaliste, c’est malhonnête. Le jugement de B. Wainana est sans appel.

Au lecteur averti, ce texte fait grand plaisir. Au lecteur qui veut s’avertir, B. Wainana balise le terrain, tel le guide de montagne bourru qui vous engueule parce que vous partez marcher en tongs et sans biscuits.
Écrire sur l’Afrique, ça ne veut pas dire grand-chose. L’Afrique, c’est de la géographie, un découpage du monde à la louche, une facilité de classement. Quoi dire alors, les Afriques ? Les pays Africains ? Les pays d’Afrique ? L’Afrique Noire ? L’Afrique subsaharienne ? La complaisance se mélange parfois au bon sens, B. Wainana semble le dire. Son texte est un appel à l’humilité, à la curiosité et à l’exigence.

Heureusement, la littérature mondiale regorge de livres qui donnent tort à B. Wainana. Des livres qui racontent l’histoire de ces pays et par ricochet, l’histoire du monde, l’histoire de la (dé)construction des identités, l’histoire des gens. Par exemple, lire le Congo, c’est aussi lire le Portugal, l’Angleterre, la Belgique, la France. C’est aussi une littérature qui questionne le passé et notre rapport à l’autre, qui remet des doutes là où il pourrait y avoir des certitudes, qui n’en revient pas de la difficulté de l’homme à percevoir et à vivre tranquillement avec des couleurs de peaux et des natures de cheveux différents. C’est un voyage multiple au cœur et aux frontières de l’histoire, des sociétés, des langues et des écritures.

Journaliste et écrivain, Binyavanga Wainana nait en 1971 au Kenya, fait ses études en Afrique du Sud et fonde la revue littéraire Kwani. Il voyagera beaucoup aux Etats-Unis et en Angleterre. Il publie en 2011 un essai autobiographique « One day I will write about this place », salué par la critique anglosaxonne.