CALDWELL Erskine – Bagarre de juillet

Trouble in July  – 1940 – Pan Books
Éditions Gallimard, 1947 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Traduit de l’anglais (USA) par Jean-Albert Bédé

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Sud des États-Unis, années 30. Le sheriff Jeff Mc Curtain est réveillé en pleine nuit : un groupe de fermier va lyncher Sonny Clark, soupçonné d’avoir tenté de violer Katy Barlow.

Il fait chaud, le sarclage du coton touche à sa fin, des élections approchent. Le climat est moite et électrique cette nuit dans ce coin de Géorgie. Le sheriff Jeff Mc Curtain ne sait pas quoi faire de l’information qu’on vient de lui donner : Sonny Clark aurait tenté de violer Katy Barlow. Plus exactement un homme noir a tenté d’abuser de la fille d’un fermier blanc. Dans une Amérique ségréguée, le détail de la couleur revêt son importance : la culpabilité de Sonny Clark n’est pas à discuter. Sa peau est noire, il est intrinsèquement coupable, même si personne n’a rien vu y compris sa prétendue victime. Car l’état de victime de Katy Barlow n’est pas non plus à discuter : jeune fille ayant perdue sa maman quelques mois auparavant, elle incarne la faiblesse et la pureté d’une Amérique qu’on salit qu’on doit défendre et venger. Sonny et Katy ne disent rien, mais il a suffi que Narcissa Calhoum les voient marcher ensemble le long d’un champ pour que cette dernière lance l’accusation.

Narcissa Calhoum, fervente militante pour le retour des Noirs en Afrique, sait ce qu’elle fait. En diffusant cette rumeur, elle sait qu’elle va déclencher la colère et l’excitation chez les fermiers exténués par les travaux des champs. Ce lynchage sert son propos à bien des égards. Les noirs sont dangereux, soit ils violent nos femmes, soit la peur qu’on a d’eux induit des comportements violents. Si on les déportait tous en Afrique, tout irait pour le mieux, l’Amérique retrouverait son calme et sa prospérité. Elle sait également qu’elle n’a rien à craindre du sheriff. À la veille des élections, ce dernier ne risquerait pas de s’opposer au mouvement des fermiers bien décidés à venger l’honneur de Katy.

Le lynchage s’organise et réussit : Sonny Clark est tué par balles et pendu. Devant l’horreur, Katy comprend le rôle qu’on lui a fait jouer et hurle l’innocence de Sonny Clark. L’insupportable réalité de leur crime conduira les fermiers à lapider Katy jusqu’à la mort. D’oiselle blanche salie, elle est devenue la femelle diable à abattre.

Tous les éléments sont connus du lecteur dès les premières pages : Sonny est innocent, le sheriff ne pense qu’à sa carrière, Katy est préoccupée par sa sensualité, les fermiers cherchent un bouc émissaire, Narcissa Calhoum a un projet politique clair et défini. En nous faisant le récit de cette nuit lourde de violence et de souffrances, E. Caldwell va dresser le portrait d’une Amérique socialement dévastée par la Grande Dépression, perdue dans son puritanisme et ses représentations. En filigrane, E. Caldwell décrit aussi une société paysanne américaine en mutation : le rapport entre les blancs et les noirs évoluent, des relations de confiance et d’amitié se tissent. E. Caldwell dénonce le caractère totalement démissionnaire de l’institution supposée garantir la sécurité et la justice face à une personne qui, pour servir sa conviction,  s’empare du pouvoir, manipule les opinions, fait rejaillir la peur de l’homme noir et organise un chaos.

C’est un roman puissant dont, malheureusement, la traduction française laisse à désirer…

Erskine Caldwell est né en 1903 en Géorgie (USA). Souvent comparé à John Steinbeck, ses descriptions sans concession du quotidien miséreux des paysans du Sud des États-Unis lui valent d’être à la fois un des écrivains les plus censurés des États-Unis et un auteur à succès dont les romans battent des records de ventes et sont traduits dans de nombreuses langues. Il publie notamment « Le petit arpent du bon dieu » en 1933, « Jenny toute nue » en 1961, « Les braves gens du Tennessee » en 1969. En 1937 il publie avec son épouse Margaret Bourke-White, photographe, « You have seen their faces » un documentaire sur la misère rurale aux États-Unis pendant la dépression. 

BALDWIN James – Harlem Quartet

Just above my head – 1978 – James Baldwin (première édition)
Stock, 1987 (pour la traduction française)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christiane Besse

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Ils sont quatre : Julia, Jimmy, Arthur et Hall. Ils sont nés à Harlem dans les années 50. Hall va entreprendre le récit de leurs vies de jeunes adultes au rythme du gospel et au cœur d’une Amérique empêtrée dans la ségrégation.

Deux familles ayant des enfants avoisinants les mêmes âges vivent à Harlem et fréquentent la même église. Leurs vies se rejoignent autour de Julia qui du haut de ses 9 ans prêche, passionne les foules et ramène de l’argent à la maison. À ses côtés son petit frère Jimmy a du mal à exister. Dans l’autre famille on trouve Hall, appelé à aller faire la guerre en Corée, et Arthur, le petit frère qui montre un grand talent pour le chant. Hall et Arthur ont des parents aimants, disponibles, intelligents et prévenants. Ils décèlent très tôt le talent d’Arthur et l’encouragent à le faire éclore. Ils comprennent aussi qu’Arthur est doté d’une sensibilité telle que le monde alentour va le heurter trop fort. Julia et Jimmy ont une mère souffrante et un père malade aussi mais d’une autre façon. Exploitée pour l’une et oublié pour l’autre, Julia et Jimmy trouveront avec Hall et Arthur le moyen de former un noyau familial et un socle inébranlable construit pour faire face aux douleurs.

À travers ce récit aussi délicat que brutal, aussi violent que lumineux, James Baldwin raconte le passage de la vie d’enfant à la vie d’adulte, la rencontre avec la sexualité, avec l’amour, la construction de soi en-dehors du conditionnement social, la quête identitaire, la reconstruction après les chagrins ou les violences subies et le choix de ses racines. Pendant une grande partie du roman, la question Noire est à peine évoquée. Les quatre personnages sont encore des enfants, c’est en grandissant qu’ils vont appréhender cette réalité et prendre conscience de ce qui se passe aux Etats-Unis. Ce sont les années 50, l’Amérique est ségrégationniste et la lutte pour les droits civiques est acharnée. Les tensions s’exacerbent, surtout dans le Sud du pays où arriver de nuit dans une ville relève du suicide si on est Noir. La couleur de leur peau, qui ne semblait pas leur avoir tant posé question lorsqu’ils étaient enfants, devient un combat, un danger, une peur, une sensation récurrente d’être un survivant, d’être en sursis perpétuel. Et en leitmotiv, le nœud de l’identité et des racines, encore bien plus complexe quand le pays qui vous a vu naître vous renvoie à des origines nébuleuses.

Ils sont sortis d’Harlem, se confrontent à un Mississipi raciste et violent, à un Paris tolérant et sophistiqué et à une Abidjan aux airs de synecdoque Africaine. Chacun de son côté ou à deux ou trois, ils ne se retrouvent quasiment jamais tous les quatre, explorent, grandissent, s’épanouissent, se trouvent ou se perdent. Les quêtes sont autant introspectives que globales, les questions affleurent, les réflexions se soupèsent et s’échangent rapidement loin de dieu ou de tout autre fatalisme.

À l’aube de la cinquantaine, Hall entreprend de faire le récit de ce morceau de vie à ses enfants. Parce que ses enfants l’interrogent et parce qu’Hall sent poindre une question plus vaste sur l’émancipation, sur la liberté d’être dans une société codifiée et dans un climat politique donné. Hall sait que, si l’expérience n’est pas transmissible, le passé doit être raconté avec pudeur mais sans détour pour ne pas hanter ceux qui s’apprêtent à grandir.

James Arthur Baldwin naît en 1924 à Harlem et décède en 1987 à Saint-Paul-de-Vence. Poète, romancier et essayiste, il s’installe à Paris en 1948. J. Baldwin n’aura de cesse d’explorer les schizophrénies, les violences et les injustices du monde occidental quand il s’agit de race, de sexualité ou de classe sociale. Bien qu’imprégnés de la question de la ségrégation aux Etats-Unis, son oeuvre ouvre à des questions intemporelles et universelles. On lui doit entre autres romans « La Conversion », 1953 ; « La Chambre de Giovanni », 1956 et entre autres essais « La prochaine fois, le feu », 1963.

En 2016, le film-documentaire « I’m not your negro » de Raoul Peck relance l’intérêt pour les écrits de J. Baldwin et rend un très bel hommage à la puissance et la finesse de pensée de ce grand monsieur.

SCHUYLER George S. – Black No More

Black No More – 1931 – The Macaulay Compagny, New York (première édition)
Nouvelles Éditions Wombat, 2016 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierre Beauchamp

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Si tout le monde était blanc, le racisme disparaîtrait. C’est la thèse posée par le Dr Junius Crookman quand il lance Black No More dans les années 30 aux Etats-Unis. Son entreprise propose aux personnes noires un blanchiment de la peau, un décrêpage de cheveux et un gommage des traits dits négroïdes. Ils pourront alors intégrer sans difficultés la communauté blanche, en attendre les mêmes privilèges et ainsi avoir une vie meilleure. Car le racisme est une affaire de couleur de peau… Non ?

Comme la plupart des choses qui vendent de l’espoir, Black No More connait un immense succès bouleversant ainsi l’économie et les (des)équilibres sociaux en place dans l’Amérique des années 30. Taquin, George S. Schuyler s’amuse avec les peurs des uns et les aspirations des autres et explore la fonction économique et sociale du racisme.

Les associations antiracistes voient leurs finances péricliter, il n’y a plus personne à défendre puisque les amateurs de lynchages n’ont plus de quoi s’occuper. Les bons sentiments dont l’enfer est pavé n’échappent pas à l’opportunisme financier et au cynisme social. Entretenir le racisme comme une norme (tout en disant que c’est mal) maintient la santé économique de ces associations.

L’économie spécifiquement noire s’effondre. Harlem est déserté. Si la veille, chacun portait fièrement sa couleur en la confondant avec son identité et son héritage culturel, aujourd’hui tout le monde se précipite vers cette promesse de vie plus facile, de réussite et d’argent. C’est ainsi que Schuyler exprime son doute envers les mouvements de l’époque tels le Back to Africa, prônant le retour aux pays africains. Il estime que cela ne renforce ni les individus ni la communauté et n’appelle pas à l’insoumission, au contraire. Cela répond à une logique où chaque communauté reste dans sa catégorie. Et financièrement c’est une bonne affaire.

Du côté des nationalistes, la haine de l’autre a toujours faim et trouve une nouvelle jeunesse face à ce changement de société qu’opère Black No More. Les Noirs sont incognito, la menace plus invasive, la peur plus facile à distiller dans l’esprit des gens. Schuyler montre comment cette pensée bien manipulée fait croire aux ouvriers que l’arrivée des Noirs sur le marché du travail des Blancs est plus dangereuse pour eux que les conditions de travail qui leur sont imposées.

Faire entrer des personnes d’origine noire au sein des familles d’origine blanche de façon invisible transforme les pires cauchemars de cette société bien née en réalité. Le sang de leur lignée est menacé. Impossible de distinguer qui est qui si on ne sait plus qui vient d’où… D’ailleurs d’où vient-on ? Le texte en exergue dédiant «Ce livre […] à tous les Caucasiens de la grande République qui peuvent faire remonter leurs origines jusqu’à la dixième génération et affirmer sans ciller que leur arbre généalogique n’a pas la moindre branche, brindille ou feuilles noires. » donne immédiatement le positionnement de Schuyler face à l’obsession de la provenance et de la couleur de peau. Obsessions conduisant à plaquer et à projeter sur les autres des idées toutes faites aussi fausses que ridicules. Il s’en amuse d’ailleurs dans son roman en faisant parler les Blancs du Sud avec l’accent que les écrivains Blancs de cette époque attribuaient en général aux Noirs.

Le personnage principal, Max Disher, devenu Max Fisher va s’employer à exploiter les failles mises au grand jour par Black No More. Plus par jeu que par cynisme et aussi parce qu’il porte en lui une colère fondatrice qui le pousse à chercher à comprendre ce qui se cache sous le mécanisme du racisme. Il se comporte et traite les autres en objets d’études, poussant jusqu’à ses limites l’expérience Black No More en modifiant les représentations sociales. La puissance de l’argent et du dogme sont les terrifiants parents d’une société unifiée, dénuée de richesse culturelle, obéissante où grandissent l’entre-soi et l’absence d’esprit critique.

Junius Crookman, le vrai cynique de l’histoire, fait croire qu’il offre aux Noirs la possibilité d’accéder à une vie meilleure en devenant Blanc. Mais en faisant croire qu’il modifie le sauvage Noir en gentil petit Blanc, il n’appelle pas une société pacifiée (c’est là où son projet est tout sauf naïf) mais une société aveuglée et obéissante aux présupposées injonctions qu’elle s’impose.

Schuyler est plus méfiant que cynique. Le roman Black No More dépeint et critique l’Amérique des années 30 et l’on reconnait certaines personnalités de l’époque (W.E.B. Du Bois par exemple) dans les personnages du livre. Il n’en reste pas moins une réflexion pleine de sagesse et d’humour sur les dérives des individus perdus au sein des organisations sociales, ce qui en fait un roman universel et intemporel.

George Samuel Schuyler naît en 1895 et décède en 1977 aux Etats-Unis. Journaliste, écrivain et éditorialiste, il écrit pour le Pittsburgh’s Courier (journal très influent au sein de la communauté noire) et également pour l’American Mercury de H. L. Mencken. Politiquement,il va passer du communisme à une frange nettement plus réactionnaire, ce qui le rendra difficilement fréquentable et ses écrits ne seront plus édités. Il publiera notamment un ouvrage d’histoire du Liberia, des nouvelles « Ethiopian Stories » et un feuilleton « Black Empire » qui raconte l’histoire d’une société secrète afro-américaine qui combat le pouvoir blanc et décide de fonder un empire noir en Afrique. 

Un très grand merci à Thierry Beauchamp (le traducteur) pour son aide et sa disponibilité.