BAGGE Peter – FIRE !! L’histoire de Zora Neale Hurston

Éditions Nada, 2019 (pour la traduction française)
FIRE !! The Zora Neale Hurston story – 2017 – Drawn & Quarterly
 Traduit de l’anglais (USA) par Marie Brazilier

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États-Unis, début du XXème siècle. Zora Neale Hurston déboule sur une terre à peine sortie de l’esclavage et complètement ségrégationniste. De l’Alabama à New York, elle va enflammer la vie intellectuelle de l’époque. 

Quand Zora Neale Hurston voit le jour en 1891 à Eatonville, la première chose qu’elle voit ce n’est pas la petite ville d’Alabama peuplée exclusivement de Noirs, ce n’est pas l’esprit indépendant de sa mère, ce n’est pas le parcours atypique de son père, ce n’est pas non plus sa couleur de peau ni son sexe. Ce qu’elle voit c’est l’horizon. Tout autour d’elle l’horizon. Ce bord du monde* deviendra son chemin.

Enfant curieuse et avide, amoureuse des histoires racontées lors des séances de menteries, de celles racontées dans son livre sur les dieux nordiques, Zora Neale Hurston va grandir en compilant l’audace à son intelligence et l’exigence à sa persévérance. Toute jeune femme façonnée libre avec toutes les contraintes et errements que cela suppose, elle poursuivra ses études à Howard puis à Barnard, deviendra une figure incontournable de la Harlem Renaissance et aussi romancière, anthropologue et folkloriste. La petite Zora Neale Hurston avait bien vu : l’horizon est grand.

Elle s’appliquera tout le long de sa vie à vivre de son travail, à bousculer les acquis plus par exigence que par esprit de provocation. Le travail qu’elle va mener en tant qu’anthropologue, folkloriste et romancière laisse un témoignage unique sur la vie des communautés noires dans le Sud des États-Unis, sur la langue parlée dans ces communautés, sur la culture vaudoue. Elle rencontrera également Kossola**, dernier des esclaves survivants arrivés sur le dernier négrier venu d’Afrique et un des fondateurs d’Africatown. Ses récits et fictions sont livrés brut, ne cherchent pas à coller avec la mode de l’époque et ne sont pas alourdis par une démarche militante. Zora Neale Hurston est une femme libre et appartenant à elle-même, elle n’a pas besoin d’appartenir à une idée. Cela forge tout l’esprit Harlem Renaissance dont le bouillonnement, la créativité et la vraie contestation sociale et politique peuvent se découvrir dans la revue FEU !! (Éditions Ypsilon, 2017, trad. Étienne Dobenesque) fondée par Zora Neale Hurston, Langston Hughues, Wallace Thurman pour ne citer qu’eux.

À l’instar de la vie de Zora Neale Hurston, le roman graphique que Peter Bagge lui consacre ne se résume pas. Nourri à la fois des récits sur Zora Neale Hurston, la Harlem Renaissance, les vie des Noirs-Américains au début du XXème siècle, Peter Bagge insuffle dans son histoire un peu du souffle littéraire de Zora Neale Hurston. On y retrouve des nouvelles de son recueil Spunk (Éditions de l’Aube, 1993, trad. Françoise Brodsky, trouvable d’occasion ou en bibliothèque) ou de son roman Une femme noire (Éditions de l’Aube, 1993, trad. Françoise Brodsky, trouvable d’occasion ou en bibliothèque et paru dans une nouvelle traduction de Sika Fakambi en 2018 aux Éditions Zulma sous le titre Mais leurs yeux dardaient sur Dieu). On retrouve beaucoup de son autobiographie Des pas dans la poussière (Éditions de l’aube, 1999, trad. Françoise Brodsky). Ce tissage habile, mêlant subjectivité et objectivité, accompagné d’un appareil critique riche et documenté permet la rencontre avec Zora Neale Hurston et donne des clés pour aborder son oeuvre. 

Peter Bagge est né en 1957 dans l’état de New York. Il rejoint au début des années 80 la revue « Weirdo » fondée par Robert Crumb. Il obtiendra le prix Harvey pour « Hate », série qui décrit la jeunesse américaine des années 90. Il publie également des comics et des romans graphiques dont certains sont traduits en français, notamment « Tous des idiots sauf moi (et autres considérations du même ordre » (Delcourt, 2010), « Femme rebelle, l’histoire de Margaret Sanger » (Nada, 2017).

* Expression utilisée par Zora Neale Hurston dans son autobiographie « Des pas dans la poussière », Éditions de l’Aube, 1999, traduit de l’américain par Françoise Brodsky

** Barracoon : L’histoire du dernier esclave américain, J-C. Lattès, 2019, traduit de l’américain par Fabienne Kanor et David Fauquemberg

LAMAR Jake – Confessions d’un fils modèle

Éditions Payot & Rivages, 2009 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Bourgeois blues – 1991 – Jake Lamar
 Traduit de l’anglais (USA) par Françoise Bouillot

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Etats-Unis, dans les années 80. Au son de Thelonious Monk, Jake Lamar raconte sa relation avec son père et à travers elle, une histoire de la bourgeoisie Noire-Américaine.

Récit autobiographique, Confessions d’un fils modèle se lit comme un roman ou comme un essai. Si le titre français se concentre sur le cercle familial, le titre original « Bourgeois blues » ouvre plus largement sur un phénomène de classe.

Jake Lamar s’appelle comme son père, qui s’appelait déjà comme son père. Cette homonymie, c’est dès le berceau un héritage qu’il faudrait porter en identité et un modèle à honorer. Dans son livre, Jake Lamar va raconter son père. Pour tenter de le comprendre, de se comprendre et de prendre du recul, il va passer du modèle au portrait. Le père raconté par le fils, c’est le portrait d’un homme acharné : dans ses colères, dans ses désirs, dans son travail. Il est le fruit d’une génération où les Noirs-Américains pouvaient s’extraire de leur condition et réclamer leur dû au pays de la réussite individuelle. Jake Lamar (père) travaille brillamment, ne laisse rien au hasard, intègre la faculté de Morehouse. Morehouse, c’est cette faculté située à Atlanta créée afin de donner aux Noirs la même éducation que les Blancs, dressant ainsi une arme puissante contre la ségrégation : former une élite et une bourgeoisie Noire-Américaine. La réussite individuelle devient alors sociale, politique et militante. Frein ou moteur, la réussite à travers les diktats d’une classe sociale éloigne de soi. En fréquentant la même faculté que Martin Luther King et en en sortant major de sa promotion, Jake Lamar (père) intègre la classe bourgeoise Noire-Américaine et obéit alors à ce qu’il doit devenir. Il se marie, fait des enfants, travaille énormément, pique des colères homériques et décharge ce poids permanent de l’homme Noir qui doit prouver sa légitimité en se sentant toujours en imposture sur son fils aîné Jake Lamar.

Jake Lamar (fils) fait partie de la première génération de Noirs-Américains qui va pouvoir grandir dans une presque insouciance. Né en 1961, on va lui expliquer, à la maison comme à l’école, que les Noirs et les Blancs sont égaux, qu’ils ont accès aux mêmes choses. L’insouciance vis-à-vis de sa couleur de peau ne durera évidemment pas longtemps, l’Amérique ne s’est pas endormie ségrégationniste pour se réveiller égalitaire. Néanmoins, dans la perception de Jake Lamar, les différences établies sur ce simple critère qu’est la couleur de peau raisonneront toujours comme une injustice et un signe  de stupidité. Ce n’est plus une fatalité ou un état de fait. Ce n’est plus un combat dont on questionne la légitimité.

L’héritage du père, et à travers lui l’héritage de la génération précédente et l’héritage de sa classe résonne comme une malédiction, comme le dragon qu’il faut combattre pour passer de l’enfant, ou plutôt de l’adolescent, à l’adulte.

L’insouciance des toutes premières années de Jake Lamar, son éducation et ce père écrasant le pousseront à repenser les stigmates des générations passées et à refuser les conditionnements de sa génération. Ce père en colère, qui lui fait peur, qui est aussi brillant qu’il est arrogant, aussi misérable qu’il est à plaindre, est un pur produit de sa génération et de sa classe. Et à travers ce récit, Jake Lamar refuse d’être un produit de sa génération, ou du moins de n’être que cela, en constituant d’autres bulles que celle où il est un homme Noir, que celle où il est enfant de parents divorcés, que celle où il est le fils d’un père violent, que celle où il est le fils d’un homme autant fier qu’honteux d’être noir de peau.

Récit autobiographique, ce livre est aussi un ouvrage de sociologie, de psychologie et un roman d’extraction. Comment s’extraie-t-on du déterminisme social, de nos héritages symboliques et historiques ? Comment s’extraie-t-on du mythe de l’identité ? Pas de réponses ni de certitudes sous la plume de Jake Lamar, des possibles, des chemins,  sans oublier Thelonious Monk et la littérature en compagnons de voyages.

Jake Lamar est né en 1961 à New-York. Écrivain et journaliste, il aura longtemps travaillé pour le Times avant de venir s’installer à Paris en 1993 où il commencera à écrire des romans. Il y découvrira aussi les romans de Chester Himes. Il est notamment l’auteur de « The last Integrationist » (« Nous avions un rêve » – 1996), « If 6 Were 9: A « Militant » Mystery » (Le Caméléon noir – 2001) et « Ghosts of Saint-Michel  » ( » Les Fantômes de Saint-Michel » – 2009) tous publiés et traduits chez Payot-Rivages. 

LEE Harper – Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur & Va et poste une sentinelle

To kill a mockingbird, 1960 (parution USA). Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Éditions Grasset, 1989. Traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Stoïanov – Disponible en poche
Go set a watchman, HarperCollins, 2015 (parution USA), Va et poste une sentinelle, Éditions Grasset, 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Pierre Demarty – Disponible en poche

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Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est reconnu comme un grand classique de la littérature américaine. Paru en 1960, Harper Lee donnait à lire le quotidien d’une petite ville du Sud des États-Unis pendant la Grande Dépression. Le récit dessine une population agricole et ouvrière abandonnée, paupérisée, peu éduquée, consanguine et fatiguée. Au centre de ce portrait peu reluisant, la famille Finch comprenant deux enfants, Jeremy et Jean Louise, élevés par leur père Atticus et leur gouvernante Calpurnia. Atticus est un homme bon, juste, intelligent, épris de bon sens et empreint de doutes. Il est le héros de sa fille Jean Louise surnommée Scout. L’histoire de leur quotidien s’articule autour du procès de Tom Robinson accusé d’avoir violé Mayella Ewell. Tom Robinson est Noir, innocent mais sa couleur de peau représente pour la population et l’institution l’évidence de sa culpabilité. Atticus Finch défend avec brio et contre tous cet homme en utilisant la loi et les stratégies d’avocat. Immortalisé par Grégory Peck au cinéma, le personnage d’Atticus a longtemps été le symbole de l’homme intègre par excellence. Paru dans les années 60 au cœur de la lutte pour les droits civiques, il était aussi le bon américain, l’homme qui voit l’innocent à défendre et pas la couleur de peau. Son intelligence sophistiquée doublée de sa sensibilité virile ont fait de ce papa célibataire un modèle d’homme. C’est Scout, petite fille plus intrépide que garçon manqué, qui raconte l’histoire. Ses yeux naïfs et intelligents savent que la posture de son père, en Alabama dans les années 30, est admirable et courageuse. 

Roman culte aux tons magiques et cauchemardesques de l’enfance, aux personnages attachants et courageux, aux discours politiques suffisamment bien mélangés au récit pour que ça ne soit pas « un roman à message », Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur a longtemps, très longtemps, été le seul et unique roman connu de Harper Lee. En 2011 pourtant, un manuscrit antérieur est retrouvé…

Va et poste une sentinelle raconte le retour de Scout dans la petite ville de son enfance. Nous sommes en 1950 et la jeune femme n’a pas trahi la petite Scout. Toujours peu attentive aux conventions sociales, elle cherche plus à comprendre, à se maintenir libre que se tailler une place dans la société. Elle aime toujours son papa de son amour de petite fille. Atticus Finch a vingt ans de plus, certes, mais sa discrète intelligence, son humour et sa droiture apparente laissent penser qu’il incarne toujours un modèle d’homme. Un modèle pourtant qui fraye avec le KluxKluxKlan, s’insurge contre la lutte pour les droits civiques et trouve que les Noirs sont des gens insuffisamment civilisés pour figurer au même rang que les Blancs. Le choc est rude pour Scout comme pour tous les lecteurs.

Non, il ne suffit pas d’être éduqué, intelligent et sensible pour ne pas sombrer dans la bêtise et le repli identitaire. Mais Atticus est-il un raciste ou un pur produit de son époque et de sa culture, assis sur sa position confortable de dominant ? Défendre un pauvre Noir qui sera de toute façon jugé coupable est certes noble mais Atticus ne craint pas grand chose. En revanche, quand il est question que cet homme devienne légalement son égal, Atticus refuse et se rapproche de ses voisins à moitié dégénérés, complètement consanguins, pour renier la capacité civilisationnelle de « ces gens ». Personne n’aime qu’on brise les idoles.

Et si on peut trouver cruel le revirement du personnage d’Harper Lee, cette dernière n’écrit pas un conte de l’enfance mais une histoire d’émancipation. En ne comprenant pas les positions politiques de son père, Scout s’émancipe et prend conscience que la liberté se travaille tous les jours et à sa hauteur, que les droits ne sont jamais pleinement gagnés mais s’acquièrent étape par étape. Mais émancipation ne veut pas dire rejet ou désamour. Car si Scout sait contrer son père et argumenter face à lui, c’est bien qu’elle est l’héritière de son esprit. C’est la grande finesse des deux romans d’Harper Lee. Atticus ne devient pas pour autant un monstre, il reste le père formidable et un homme qui s’est dressé contre les conventions de son époque.

Il fallait certainement donner à lire en 1960 le portrait d’un homme Blanc bon avec les Noirs. Comme il a fallu donner à lire le portrait d’un homme Noir bon avec les Blancs dans La Case de l’oncle Tom. On ne peut nier l’importance fondamentale du roman d’Harriet Beecher-Stowe paru en 1852 dans l’abolition de l’esclavage tout comme on ne peut pas, par la suite, déconstruire cette perception misérabiliste et victimaire. Il faut, en littérature comme ailleurs, s’émanciper des portraits érigés en idoles.

Harper Lee est née en 1926 dans l’Alabama et y est décédée en 2016. Grande lectrice, elle va à l’école avec Truman Capote qui sera son grand ami. Après des études de droit elle part s’installer à New York pour devenir écrivain. Elle sera très proche de Truman Capote au moment de l’écriture de son « De Sang-froid ». Le roman lui est d’ailleurs dédié. Elle publie en 1960 « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur », succès planétaire, grand classique, étudié à l’école qui remportera le prix Pulitzer. Elle publie par la suite quelques articles et essais avant que le manuscrit de « Va et poste une sentinelle » soit retrouvé et publié en 2011 aux USA. 

 

HIMES Chester – Une affaire de viol

Éditions Les Yeux ouverts, 1963 (pour la traduction française) – Disponible d’occasion
A case of rape – 1980 –
Traduit de l’anglais (USA) par André Mathieu

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Paris, 1950. Cinq hommes sont jugés pour le viol présumé et le meurtre d’une femme. 

Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’à l’origine Chester Himes voulait faire de cette histoire un roman en plusieurs volumes. Certes, le texte semble court mais il est ramassé, dense et complexe. À l’instar de ses autres romans, la biographie de Chester Himes est très présente mais mélangée de façon homogène à la fiction. On reconnait ainsi Willa Thompson, une de ses compagnes, dans le personnage d’Elizabeth Hancock Brissaud. Sont également présents Ollie Harrington, William Gardner Smith, James Baldwin et Richard Wright, quatre artistes  (principalement écrivains dont l’oeuvre reste emblématique) Noirs-Américains ayant vécu à Paris et qui ont beaucoup lutté contre la ségrégation aux USA. Si « Une affaire de viol » peut tout à fait se lire en passant à côté de ces éléments biographiques, c’est parce que Chester Himes ne cherche pas à raconter sa vie mais à explorer les nœuds de l’âme humaine et les complexités de la société et de ses mœurs. Les portraits qu’il dresse de ses camarades d’exil ou d’une de ses compagnes ne viennent pas se poser dans son récit par narcissisme ou exhibitionnisme. Il exploite leurs vécus communs et les met en perspective au cœur d’une affaire judiciaire pour tenter de dresser un portrait intime de la société française de l’époque et de la façon dont sont perçus les Noirs (Américains ou non) et les femmes.

Une femme blanche, Elizabeth Hancock est retrouvée morte dans une chambre d’hôtel, ses vêtements sont chiffonnés, l’autopsie révèle qu’elle a eu des relations sexuelles avant sa mort, un puissant aphrodisiaque est retrouvé dans la chambre… le verdict est sans appel : les quatre hommes Noirs, présents dans la chambre l’ont violée et tuée. La présomption d’innocence est inexistante : la femme est par essence victime autant que les hommes Noirs sont coupables.  Les compte-rendus qui construisent le récit sont le fruit des recherches menées par Roger Garrison, écrivain Noir-Américain qui s’emploie à mener l’enquête comme elle aurait dû : en la sortant des préjugés raciaux, en ramenant au rang de détails le sexe et la couleur de peau face à eux qui les érigent comme des déterminants de comportements. Roger Garrison sent dans cette affaire que l’opinion a retiré le bandeau aveuglant la justice et reconnait les relents de racisme qu’il connaît trop bien pour les avoir vécus aux USA.

Sous la myriade de thèmes explorés, Chester Himes tempère le Paris libre et heureux qui s’offrait aux Noirs-Américains, montrant que si la France n’était pas ségrégationniste, elle n’était pas exempte de racisme. Il démonte aussi l’idée confortable et communautariste qui voudrait que les Noirs s’entraident et se protègent. Sa description du milieu littéraire de l’époque ne s’encombre pas de courbettes. L’erreur judiciaire ne s’abat pas sur des personnes que la bien-pensance se complairait à imaginer gentille et vulnérable, ils sont des êtres normaux à qui on peut reprocher des choses. Roger Garrison est également descendu de son piédestal d’écrivain qui voudrait avoir tout compris de la société dans laquelle il vit. Personne n’est épargné, tout le monde est jugé à la même enseigne. Il interroge la relation entre les femmes blanches et les hommes noirs en la sortant  des clichés qui l’accompagne : l’exotisme, la sexualité débridée des hommes, des femmes victimes de leur sensualité et bien sûr, la vieille affaire de l’homme sauvage à la peau noire qui viole la femme pure à la peau blanche. Il dresse un parallèle entre la perception que la société a des hommes Noirs et celle des femmes Roses, inscrivant son texte dans une perspective où la lutte contre les préjugés est plus globale. L’hommage rendu par Dany Laferrière dans son « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » prend encore plus de sens.

Chester Himes est né en 1909 dans le Missouri. Petit voyou, c’est lors d’un séjour en prison qu’il découvre la littérature, notamment Dostoïevski. Ses premiers romans connaissent peu de succès mais lui valent des inimitiés fortes, Chester Himes ne s’illustre pas par un caractère affable et ses textes sont sans concession. Il part s’installer à Paris en 1953 où il rejoint son ami l’écrivain Richard Wright (avec qui il se fâchera par la suite). Il y rencontrera plus de succès. Cela explique pourquoi ses textes ont été édités d’abord traduits en français avant d’être édités aux USA. Sa rencontre avec Marcel Duhamel, fondateur de la collection Série Noire chez Gallimard le décidera à écrire des romans résolument policiers. Toute son oeuvre se concentre sur la condition des Noirs aux États-Unis et en France, dénonçant sans condescendance les excès et manquements de l’ensemble des communautés. Il meurt en 1984 en Espagne. Il a écrit entre autres « La croisade de Lee Gordon », « Retour en Afrique », « Mamie Mason », « La reine des pommes ». 

 

Sources :

  • La rive noire, de Harlem à la Seine – Michel Fabre, Lieu Commun, 1985
  • Chester Himes : une vie – James Sallis, Rivages/Écrits Noirs, 2000. Éléonore Cohen-Pourriat pour la traduction de l’anglais

LAFERRIÈRE Dany – Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer

1985 – Éditions du Seuil – épuisé… mais disponible d’occasion 

CVT_Comment-faire-lamour-avec-un-negre-sans-se-fatigu_4065Montréal, dans les années 80. Autour de deux jeunes hommes Noirs et pauvres qui écoutent du jazz gravitent de nombreuses jeunes femmes Blanches et riches. Voilà ce que l’on sait du premier roman de Dany Laferrière lorsque l’on se contente du titre et des premières pages.

Les jeunes femmes n’ont pas de prénoms. Elles sont affublées d’un sobriquet qui leur colle comme une étiquette indiquant leur caractéristique principale : Miz Littérature, Miz Suicide, Miz Snob. On ne connaîtra pas non plus le prénom du narrateur seulement surnommé Vieux. Dans ce roman, le seul à avoir un prénom est Bouba, le colocataire de Vieux. Fils spirituel des personnages des romans d’Albert Cossery et du Bartleby d’Herman Melville, il se nourrit de sommeil, de lectures et de jazz. C’est un philosophe qui rappelle au lecteur l’importance du mot le moins visible du titre : « se fatiguer ». À travers Bouba, c’est l’éloge de la paresse et la méfiance de tout ce qui génère fatigue et lassitude. Dany Laferrière érige déjà dans son tout premier roman la nonchalance comme possible outil de résistance face à un monde survolté, qui parle fort et se précipite à confondre opinion et pensée. La signification du titre a fait couler beaucoup d’encre (et quelques inepties), décortiquant principalement les thèmes de la sexualité et de la couleur. Pourtant, en ligne de basse, depuis le titre jusqu’au dernier chapitre, Dany Laferrière parle d’altérité et de temporalité.

Ils semblent quelque peu jean-foutre ces jeunes gens et elles sont un peu risibles ces jeunes femmes. Les garçons n’ont l’air de ne rien faire si ce n’est chasser les filles qui, voulant s’ouvrir sur le monde, sont empreintes d’une naïveté qui frise parfois la condescendance. Mais les garçons ne font pas rien : ils lisent énormément : Baldwin, Miller, Mishima, Freud. Ils pensent, ils écrivent. Et les filles ne sont pas des idiotes que l’exotisme excite. Elles font des études, apprennent et cherchent à sortir du schéma bourgeois auquel elles sont prédestinées. C’est ici que leurs rencontres fait sens. Du Noir défini comme un meuble dans le Code Noir du XVIIème siècle à la femme-objet, il y a quelque chose de commun qui réclame son dû : la liberté. Et La liberté c’est scandaleux… enfin c’est surtout du boulot. S’il s’agit, au début de la rencontre amoureuse, de clichés rencontrant d’autres clichés, d’héritages rencontrant d’autres héritages, la sexualité va venir gratter le vernis du masque social et les poser tels des individus, face-à-face. Dany Laferrière écrit qu’une femme Blanche et un homme Noir dans un plumard, c’est plus explosif que la bombe atomique. Une relation charnelle, amoureuse, non-exclusive et parfaitement consentie entre un Noir et une Blanche, c’est la mise au rebut du mythe du Noir dangereux qui viole et de la femme perpétuellement victime et étrangère à sa sexualité.

C’est le roman d’une génération en train de devenir adulte, qui explore les clichés légués par ses parents et occupée à s’en extirper. Mais il est question d’un autre héritage dans ce roman. Un héritage dans lequel il s’agit de s’inscrire et non pas de se défaire : celui de la littérature. Le narrateur, à l’ouvrage du roman qui fera ou non de lui un grand écrivain, écrit sur une machine à écrire ayant appartenu à Chester Himes.

Dany Laferrière naît en 1953 en Haïti où il passe son enfance entouré de sa grand-mère, de sa mère et de ses tantes. Son père Windsor Klébert Laferrière s’est exilé au Québec car il s’est opposé au régime dictatorial de François Duvalier dit Papa Doc. D’abord chroniqueur, il fuit Haïti pour le Québec en 1976 et y publie son premier roman « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer », succès international public et critique. En 2013, il est élu à l’Académie Française. Son oeuvre littéraire est fortement autobiographique. Il a notamment écrit « L’odeur du café » en 1991, « Le goût des jeunes filles » en 1992, « Tout bouge autour de moi » en 2010. 

NAIGEON Christophe – Liberia

2017 – Éditions Tallandier

511hZ1WPlTL._SX334_BO1,204,203,200_Côte Ouest au Nord de l’Afrique, début du XIXème siècle, une bande de terre qui ne s’appelle pas encore le Liberia. Entre les négriers qui déportent encore des hommes et des femmes réduits en esclavage accostent Paul Cuffee et Julius Washington. Ces hommes portent en eux les prémices du Retour en Afrique.

Aux origines, le Liberia est une utopie. C’est probablement cet oxymore qui rend ce pays si complexe. L’utopie c’est un lieu qui n’existe pas physiquement. C’est un outil philosophique qui permet de réfléchir à une société idéale et de fonder un système politique nouveau. L’utopie, c’est plonger sciemment dans l’irréel pour tenter de mieux appréhender le réel et proposer un angle de vue différent des cadres habituels. L’utopie, à l’instar de la fiction, est un chemin d’ouverture d’esprit, de pensée, de compréhension. Cela explique pourquoi un journaliste délaisse ses articles pour s’atteler à un roman. Confronté à la guerre civile au Liberia en 1996, c’est le choix qu’a fait Christophe Naigeon. Il fallait bien la fiction pour réhumaniser les images qui nous viennent automatiquement quand on entend le mot « Liberia », pour comprendre les fondements de ce pays et la suite de son histoire.

Dans l’idée du retour en Afrique réside plusieurs réalités, chargées de bonnes intentions dont l’enfer est pavé. Elle naît aux USA au moment où la population américaine pose les jalons de ce que sera la guerre de Sécession. Les abolitionnistes du Nord ne sont pas tous animés par un esprit de révolte face à l’injustice et à l’inhumanité de l’esclavage. Beaucoup sont préoccupés par différents enjeux. Politique d’abord, les esclaves affranchis sont pour la plupart éduqués, politisés et participent aux réseaux de résistance abolitionnistes, réveillent les consciences des esclaves du Sud et fragilisent la sécurité du pays en faisant craindre une insurrection. Économique ensuite, cette main-d’œuvre autoreproductrice coûte de plus en plus cher à entretenir, le salariat est plus rentable  et procure au maître le sentiment d’être un humaniste progressiste qui émancipe les masses. Racial enfin, tous ces Africains déportés depuis le XVIIIe siècle sont de plus en plus nombreux, certains d’entre eux circulent librement et menacent la pureté du sang américain bien blanc.

Renvoyer ces Noirs « chez eux » résolvaient bien des problèmes et pouvaient même donner le beau rôle. Car il fallait bien nettoyer l’horreur de l’esclavage, tenter de repartir de zéro. Offrir aux esclaves affranchis un retour à la terre, à leur terre, leur permettre de vivre librement, d’établir leurs lois, leur société, leur gouvernement constituait une belle tentative de réparation, inscrite dans la terre où tout avait commencé. Le danger de l’utopie, c’est quand on calque une belle grande idée toute neuve sur un territoire qui a déjà une histoire. « Chez eux », c’est tout un continent. Les captifs déportés en Amérique venaient de pays différents. Et si leurs ancêtres ont été arrachés à leur sol africain, les nouvelles générations sont nées aux États-Unis. La couleur de peau permet de balayer sans mesure toutes ces considérations. Passons. Un coin de terre africaine, délaissé par la France et l’Angleterre qui colonisent un peu plus à l’est, est donc acheté (dérobé) aux autochtones. Voilà, ça sera ici le retour au pays, les frontières sont délimitées, la capitale est baptisée Monrovia en hommage à James Monroe président des États-Unis de l’époque, la devise est déployée L’amour de la liberté nous a amenés ici, liberté qui inspire bien entendu le beau et prometteur nom de Liberia. L’utopie est un lieu.

Sauf que, il ne suffit pas de frontières, de devise, de noms, de fioritures pour décréter que le pays sera comme on l’a rêvé. Parce que sur les terres du Liberia vivent des populations autochtones qui voient d’un très mauvais œil ces colons blancs à la peau noire qui s’érigent en élite et reproduisent l’économie des plantations qui est la seule réalité qu’ils connaissent, à savoir une main d’œuvre réduite en esclavage. À la fin du XIXème siècle, 1% des libériens est propriétaire du reste de la population. La machine infernale est lancée, l’utopie s’est perdue quelque part entre les couches des réalités.

Les épopées marines, les stratégies guerrières, les discussions philosophiques et politiques qui rythment le livre, en font autant un roman d’aventure qu’un récit historique. Mais il n’est pas juste d’écrire au singulier car Christophe Naigeon écrit une Histoire transposée au pluriel : l’histoire américaine, mélangée à l’histoire libérienne, mélangée à l’histoire anglaise ; les noirs-américains, mélangés aux noirs-africains, mélangés aux colons blancs ; l’utopie, mélangée aux légendes, mélangés à la réalité. Les coups d’états et guerres civiles qui ont déchirés le pays à partir des années 1980 trouvent leurs racines en 1822. Ces nœuds complexes, Christophe Naigeon ne les explique pas mais les raconte, patiemment et humblement. Ce roman a un autre grand mérite, il existe très peu de livres sur le Liberia ; Christophe Naigeon comble un silence.

Christophe Naigeon naît en France. Journaliste et documentariste, il travaille en Afrique et couvre notamment des conflits au Rwanda, au KwaZulu-Natal, au Tchad, en Angola et au Liberia. Démuni face à la folie du conflit au Liberia en 1996, il arrête le journalisme pour reprendre des études d’histoire qui le mèneront à l’écriture de « Liberia » publié en 2017 et qui est son premier roman.

Le blog du livre : http://liberia-christophe.naigeon.over-blog.com/

CALDWELL Erskine – Bagarre de juillet

Trouble in July  – 1940 – Pan Books
Éditions Gallimard, 1947 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Traduit de l’anglais (USA) par Jean-Albert Bédé

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Sud des États-Unis, années 30. Le sheriff Jeff Mc Curtain est réveillé en pleine nuit : un groupe de fermier va lyncher Sonny Clark, soupçonné d’avoir tenté de violer Katy Barlow.

Il fait chaud, le sarclage du coton touche à sa fin, des élections approchent. Le climat est moite et électrique cette nuit dans ce coin de Géorgie. Le sheriff Jeff Mc Curtain ne sait pas quoi faire de l’information qu’on vient de lui donner : Sonny Clark aurait tenté de violer Katy Barlow. Plus exactement un homme noir a tenté d’abuser de la fille d’un fermier blanc. Dans une Amérique ségréguée, le détail de la couleur revêt son importance : la culpabilité de Sonny Clark n’est pas à discuter. Sa peau est noire, il est intrinsèquement coupable, même si personne n’a rien vu y compris sa prétendue victime. Car l’état de victime de Katy Barlow n’est pas non plus à discuter : jeune fille ayant perdue sa maman quelques mois auparavant, elle incarne la faiblesse et la pureté d’une Amérique qu’on salit qu’on doit défendre et venger. Sonny et Katy ne disent rien, mais il a suffi que Narcissa Calhoum les voient marcher ensemble le long d’un champ pour que cette dernière lance l’accusation.

Narcissa Calhoum, fervente militante pour le retour des Noirs en Afrique, sait ce qu’elle fait. En diffusant cette rumeur, elle sait qu’elle va déclencher la colère et l’excitation chez les fermiers exténués par les travaux des champs. Ce lynchage sert son propos à bien des égards. Les noirs sont dangereux, soit ils violent nos femmes, soit la peur qu’on a d’eux induit des comportements violents. Si on les déportait tous en Afrique, tout irait pour le mieux, l’Amérique retrouverait son calme et sa prospérité. Elle sait également qu’elle n’a rien à craindre du sheriff. À la veille des élections, ce dernier ne risquerait pas de s’opposer au mouvement des fermiers bien décidés à venger l’honneur de Katy.

Le lynchage s’organise et réussit : Sonny Clark est tué par balles et pendu. Devant l’horreur, Katy comprend le rôle qu’on lui a fait jouer et hurle l’innocence de Sonny Clark. L’insupportable réalité de leur crime conduira les fermiers à lapider Katy jusqu’à la mort. D’oiselle blanche salie, elle est devenue la femelle diable à abattre.

Tous les éléments sont connus du lecteur dès les premières pages : Sonny est innocent, le sheriff ne pense qu’à sa carrière, Katy est préoccupée par sa sensualité, les fermiers cherchent un bouc émissaire, Narcissa Calhoum a un projet politique clair et défini. En nous faisant le récit de cette nuit lourde de violence et de souffrances, E. Caldwell va dresser le portrait d’une Amérique socialement dévastée par la Grande Dépression, perdue dans son puritanisme et ses représentations. En filigrane, E. Caldwell décrit aussi une société paysanne américaine en mutation : le rapport entre les blancs et les noirs évoluent, des relations de confiance et d’amitié se tissent. E. Caldwell dénonce le caractère totalement démissionnaire de l’institution supposée garantir la sécurité et la justice face à une personne qui, pour servir sa conviction,  s’empare du pouvoir, manipule les opinions, fait rejaillir la peur de l’homme noir et organise un chaos.

C’est un roman puissant dont, malheureusement, la traduction française laisse à désirer…

Erskine Caldwell est né en 1903 en Géorgie (USA). Souvent comparé à John Steinbeck, ses descriptions sans concession du quotidien miséreux des paysans du Sud des États-Unis lui valent d’être à la fois un des écrivains les plus censurés des États-Unis et un auteur à succès dont les romans battent des records de ventes et sont traduits dans de nombreuses langues. Il publie notamment « Le petit arpent du bon dieu » en 1933, « Jenny toute nue » en 1961, « Les braves gens du Tennessee » en 1969. En 1937 il publie avec son épouse Margaret Bourke-White, photographe, « You have seen their faces » un documentaire sur la misère rurale aux États-Unis pendant la dépression. 

BALDWIN James – Harlem Quartet

Just above my head – 1978 – James Baldwin (première édition)
Stock, 1987 (pour la traduction française)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christiane Besse

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Ils sont quatre : Julia, Jimmy, Arthur et Hall. Ils sont nés à Harlem dans les années 50. Hall va entreprendre le récit de leurs vies de jeunes adultes au rythme du gospel et au cœur d’une Amérique empêtrée dans la ségrégation.

Deux familles ayant des enfants avoisinants les mêmes âges vivent à Harlem et fréquentent la même église. Leurs vies se rejoignent autour de Julia qui du haut de ses 9 ans prêche, passionne les foules et ramène de l’argent à la maison. À ses côtés son petit frère Jimmy a du mal à exister. Dans l’autre famille on trouve Hall, appelé à aller faire la guerre en Corée, et Arthur, le petit frère qui montre un grand talent pour le chant. Hall et Arthur ont des parents aimants, disponibles, intelligents et prévenants. Ils décèlent très tôt le talent d’Arthur et l’encouragent à le faire éclore. Ils comprennent aussi qu’Arthur est doté d’une sensibilité telle que le monde alentour va le heurter trop fort. Julia et Jimmy ont une mère souffrante et un père malade aussi mais d’une autre façon. Exploitée pour l’une et oublié pour l’autre, Julia et Jimmy trouveront avec Hall et Arthur le moyen de former un noyau familial et un socle inébranlable construit pour faire face aux douleurs.

À travers ce récit aussi délicat que brutal, aussi violent que lumineux, James Baldwin raconte le passage de la vie d’enfant à la vie d’adulte, la rencontre avec la sexualité, avec l’amour, la construction de soi en-dehors du conditionnement social, la quête identitaire, la reconstruction après les chagrins ou les violences subies et le choix de ses racines. Pendant une grande partie du roman, la question Noire est à peine évoquée. Les quatre personnages sont encore des enfants, c’est en grandissant qu’ils vont appréhender cette réalité et prendre conscience de ce qui se passe aux Etats-Unis. Ce sont les années 50, l’Amérique est ségrégationniste et la lutte pour les droits civiques est acharnée. Les tensions s’exacerbent, surtout dans le Sud du pays où arriver de nuit dans une ville relève du suicide si on est Noir. La couleur de leur peau, qui ne semblait pas leur avoir tant posé question lorsqu’ils étaient enfants, devient un combat, un danger, une peur, une sensation récurrente d’être un survivant, d’être en sursis perpétuel. Et en leitmotiv, le nœud de l’identité et des racines, encore bien plus complexe quand le pays qui vous a vu naître vous renvoie à des origines nébuleuses.

Ils sont sortis d’Harlem, se confrontent à un Mississipi raciste et violent, à un Paris tolérant et sophistiqué et à une Abidjan aux airs de synecdoque Africaine. Chacun de son côté ou à deux ou trois, ils ne se retrouvent quasiment jamais tous les quatre, explorent, grandissent, s’épanouissent, se trouvent ou se perdent. Les quêtes sont autant introspectives que globales, les questions affleurent, les réflexions se soupèsent et s’échangent rapidement loin de dieu ou de tout autre fatalisme.

À l’aube de la cinquantaine, Hall entreprend de faire le récit de ce morceau de vie à ses enfants. Parce que ses enfants l’interrogent et parce qu’Hall sent poindre une question plus vaste sur l’émancipation, sur la liberté d’être dans une société codifiée et dans un climat politique donné. Hall sait que, si l’expérience n’est pas transmissible, le passé doit être raconté avec pudeur mais sans détour pour ne pas hanter ceux qui s’apprêtent à grandir.

James Arthur Baldwin naît en 1924 à Harlem et décède en 1987 à Saint-Paul-de-Vence. Poète, romancier et essayiste, il s’installe à Paris en 1948. J. Baldwin n’aura de cesse d’explorer les schizophrénies, les violences et les injustices du monde occidental quand il s’agit de race, de sexualité ou de classe sociale. Bien qu’imprégnés de la question de la ségrégation aux Etats-Unis, son oeuvre ouvre à des questions intemporelles et universelles. On lui doit entre autres romans « La Conversion », 1953 ; « La Chambre de Giovanni », 1956 et entre autres essais « La prochaine fois, le feu », 1963.

En 2016, le film-documentaire « I’m not your negro » de Raoul Peck relance l’intérêt pour les écrits de J. Baldwin et rend un très bel hommage à la puissance et la finesse de pensée de ce grand monsieur.

NORTHUP Solomon – Douze ans d’esclavage

Twelve years a slave – 1853 – Derby & Miller (première édition)
Le Sycomore – 1980 et Entremonde – 2013 (pour la traduction française)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Bonnet et Christine Lamotte

20180708_094942États-Unis, 1841. Solomon Northup est né et a grandi dans l’État de New York. Homme libre, il va être capturé par deux négriers et vendu comme esclave en Louisiane. À l’issue de sa libération douze ans plus tard, Solomon Northup écrira avec l’aide d’un juriste le récit de ces douze années d’esclavage.

Les récits d’esclaves dont Frederick Douglass est l’un des plus célèbres représentants font partie intégrante de la littérature américaine. D’abord publiés en Angleterre, ils sont édités aux États-Unis dès le XIXème siècle par des éditeurs abolitionnistes désireux d’alimenter la lutte contre l’esclavage en présentant la réalité de la condition d’esclave. Certains d’entre eux écrivaient eux-mêmes ces récits sous la dictée des esclaves qui n’étaient pas ou peu alphabétisés. Ces récits ont pris une importance considérable : l’opinion publique pouvait alors se forger une idée sur l’esclavage qui s’incarnait dans une réalité humaine et non plus dans un calcul économique. La forme du récit flirtant parfois avec la forme romancée permettait au lecteur d’entrer plus facilement en empathie avec un personnage et ainsi de ressentir l’injustice  et la violence de sa condition. Ces récits d’esclaves sont vite devenus une source d’information et un outil de lutte que les antiabolitionnistes ont tenté d’étouffer en contestant l’authenticité et la véracité de ces témoignages.

Solomon Northup naît en 1808 dans l’État de New York. Son père, affranchi à la mort de son maître, hérite du nom de ce dernier : Northup. Il donne à son fils une éducation poussée, l’encourage à lire, à jouer du violon et à mener une vie honnête. Devenu adulte, S. Northup aspire à une vie de paix et d’indépendance. Peu enclin à l’indiscipline, bien que subversif à son corps défendant, il travaille dur et économise suffisamment pour acquérir une ferme dans laquelle il s’installe avec son épouse et leurs trois filles. Au cours d’un déplacement à Washington, il est capturé par deux négriers qui par leur violence font taire sa voix, pourtant officielle, d’homme libre. Il est déporté en Louisiane, vendu, loué, revendu dans une plantation de coton puis dans une plantation de canne à sucre. Il va connaître un maître très religieux, élevé dans la tradition sudiste où posséder des esclaves est normal et essentiel pour exploiter sa plantation, mais qui porte également en lui un sentiment d’injustice et d’amoralité vis-à-vis de cette condition. S. Northup va aussi connaître un maître très violent pour qui les esclaves ne sont pas que des travailleurs gratuits, mais aussi des souffre-douleurs sur lesquels il peut à loisir défouler l’ensemble de ses frustrations et de ses pulsions. Finalement libéré, S. Northup pourra retrouver sa famille après douze années d’absence.

Le récit de S. Northup est riche dans sa manière factuelle et intellectuelle d’aborder les différents éléments de l’esclavage. Il nous relate précisément sa condition d’homme libre, son enlèvement, les différentes plantations sur lesquelles il travaille, les comportements des maîtres, les enjeux économiques, les mutations sociales et politiques de l’époque. C’est un récit très documenté y compris sur la culture du coton et de la canne à sucre. À cette photographie des États-Unis du Sud au milieu du XIXème siècle, S. Northup interroge le rapport et la posture entretenus avec la notion d’esclavage. S. Northup est certes né libre, mais son père l’a sensibilisé sur l’esclavage. Néanmoins, voici ce qu’il nous livre au début de son récit :

« À l’hôtel des États-Unis, il m’arrivait fréquemment de rencontrer des esclaves qui venaient du Sud en compagnie de leurs maîtres. Ils étaient toujours bien habillés, bien nourris, et semblaient mener une vie facile, à l’abri des tracasseries ordinaires de l’existence. Ils me parlaient souvent de l’esclavage et je m’aperçus qu’ils nourrissaient presque tous un secret de désir de liberté. Certains me firent part de leur volonté de s’échapper et me consultèrent sur le meilleur moyen d’y parvenir. Mais la peur de la punition qui, ils le savaient bien, suivrait fatalement leur capture et leur retour final s’avéra dans tous les cas assez forte pour les dissuader de tenter l’expérience. J’avais respiré toute ma vie l’air libre du Nord. J’étais conscient d’éprouver les mêmes sentiments, les mêmes impressions que les blancs ; conscient également de posséder une intelligence au moins égale à celle de bien des hommes, et une peau tout aussi belle. J’étais trop ignorant, trop libre peut-être, pour arriver à comprendre comment l’on pouvait supporter l’abjecte condition d’esclave. »

Une fois éprouvée la condition d’esclave, S. Northup change de discours :

« Ce que furent mes méditations, les innombrables pensées qui défilèrent dans mon cerveau, je n’essaierai pas de le dire. Qu’il me suffise de mentionner que, pas une fois, au cours de cette interminable journée, je n’en suis arrivé à la conclusion que l’esclave du Sud, bien nourri, bien habillé, bien fouetté et bien protégé par son maître est plus heureux que l’homme de couleur, citoyen libre du Nord. Cependant, même dans le Nord, il ne manquera pas d’hommes charitables et bien intentionnés pour déclarer que j’ai tort et pour trouver des arguments à l’appui de cette affirmation. Hélas ! Ils n’ont jamais bu, comme moi, la coupe amère de l’esclavage. »

Tant qu’il n’était pas concerné directement par l’esclavage, et bien qu’homme noir et fils d’esclave, S. Northup ne pouvait pas imaginer la réalité de cette condition. On n’imagine pas une réalité, ça saute aux yeux quand on l’écrit. C’est toute la force et la raison d’être de ces récits d’esclaves : transmettre une réalité.

Solomon Northup naît en 1808 dans l’État de New York, est réduit en esclavage de 1841 à 1853. Suite à sa libération et à la publication de son récit « Twelve years a slave », il devient un militant abolitionniste. Très peu d’éléments fiables sont connus sur la suite et la fin de sa vie. Son récit sera adapté au cinéma en 2013 par Steve McQueen.

SCHUYLER George S. – Black No More

Black No More – 1931 – The Macaulay Compagny, New York (première édition)
Nouvelles Éditions Wombat, 2016 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierre Beauchamp

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Si tout le monde était blanc, le racisme disparaîtrait. C’est la thèse posée par le Dr Junius Crookman quand il lance Black No More dans les années 30 aux Etats-Unis. Son entreprise propose aux personnes noires un blanchiment de la peau, un décrêpage de cheveux et un gommage des traits dits négroïdes. Ils pourront alors intégrer sans difficultés la communauté blanche, en attendre les mêmes privilèges et ainsi avoir une vie meilleure. Car le racisme est une affaire de couleur de peau… Non ?

Comme la plupart des choses qui vendent de l’espoir, Black No More connait un immense succès bouleversant ainsi l’économie et les (des)équilibres sociaux en place dans l’Amérique des années 30. Taquin, George S. Schuyler s’amuse avec les peurs des uns et les aspirations des autres et explore la fonction économique et sociale du racisme.

Les associations antiracistes voient leurs finances péricliter, il n’y a plus personne à défendre puisque les amateurs de lynchages n’ont plus de quoi s’occuper. Les bons sentiments dont l’enfer est pavé n’échappent pas à l’opportunisme financier et au cynisme social. Entretenir le racisme comme une norme (tout en disant que c’est mal) maintient la santé économique de ces associations.

L’économie spécifiquement noire s’effondre. Harlem est déserté. Si la veille, chacun portait fièrement sa couleur en la confondant avec son identité et son héritage culturel, aujourd’hui tout le monde se précipite vers cette promesse de vie plus facile, de réussite et d’argent. C’est ainsi que Schuyler exprime son doute envers les mouvements de l’époque tels le Back to Africa, prônant le retour aux pays africains. Il estime que cela ne renforce ni les individus ni la communauté et n’appelle pas à l’insoumission, au contraire. Cela répond à une logique où chaque communauté reste dans sa catégorie. Et financièrement c’est une bonne affaire.

Du côté des nationalistes, la haine de l’autre a toujours faim et trouve une nouvelle jeunesse face à ce changement de société qu’opère Black No More. Les Noirs sont incognito, la menace plus invasive, la peur plus facile à distiller dans l’esprit des gens. Schuyler montre comment cette pensée bien manipulée fait croire aux ouvriers que l’arrivée des Noirs sur le marché du travail des Blancs est plus dangereuse pour eux que les conditions de travail qui leur sont imposées.

Faire entrer des personnes d’origine noire au sein des familles d’origine blanche de façon invisible transforme les pires cauchemars de cette société bien née en réalité. Le sang de leur lignée est menacé. Impossible de distinguer qui est qui si on ne sait plus qui vient d’où… D’ailleurs d’où vient-on ? Le texte en exergue dédiant «Ce livre […] à tous les Caucasiens de la grande République qui peuvent faire remonter leurs origines jusqu’à la dixième génération et affirmer sans ciller que leur arbre généalogique n’a pas la moindre branche, brindille ou feuilles noires. » donne immédiatement le positionnement de Schuyler face à l’obsession de la provenance et de la couleur de peau. Obsessions conduisant à plaquer et à projeter sur les autres des idées toutes faites aussi fausses que ridicules. Il s’en amuse d’ailleurs dans son roman en faisant parler les Blancs du Sud avec l’accent que les écrivains Blancs de cette époque attribuaient en général aux Noirs.

Le personnage principal, Max Disher, devenu Max Fisher va s’employer à exploiter les failles mises au grand jour par Black No More. Plus par jeu que par cynisme et aussi parce qu’il porte en lui une colère fondatrice qui le pousse à chercher à comprendre ce qui se cache sous le mécanisme du racisme. Il se comporte et traite les autres en objets d’études, poussant jusqu’à ses limites l’expérience Black No More en modifiant les représentations sociales. La puissance de l’argent et du dogme sont les terrifiants parents d’une société unifiée, dénuée de richesse culturelle, obéissante où grandissent l’entre-soi et l’absence d’esprit critique.

Junius Crookman, le vrai cynique de l’histoire, fait croire qu’il offre aux Noirs la possibilité d’accéder à une vie meilleure en devenant Blanc. Mais en faisant croire qu’il modifie le sauvage Noir en gentil petit Blanc, il n’appelle pas une société pacifiée (c’est là où son projet est tout sauf naïf) mais une société aveuglée et obéissante aux présupposées injonctions qu’elle s’impose.

Schuyler est plus méfiant que cynique. Le roman Black No More dépeint et critique l’Amérique des années 30 et l’on reconnait certaines personnalités de l’époque (W.E.B. Du Bois par exemple) dans les personnages du livre. Il n’en reste pas moins une réflexion pleine de sagesse et d’humour sur les dérives des individus perdus au sein des organisations sociales, ce qui en fait un roman universel et intemporel.

George Samuel Schuyler naît en 1895 et décède en 1977 aux Etats-Unis. Journaliste, écrivain et éditorialiste, il écrit pour le Pittsburgh’s Courier (journal très influent au sein de la communauté noire) et également pour l’American Mercury de H. L. Mencken. Politiquement,il va passer du communisme à une frange nettement plus réactionnaire, ce qui le rendra difficilement fréquentable et ses écrits ne seront plus édités. Il publiera notamment un ouvrage d’histoire du Liberia, des nouvelles « Ethiopian Stories » et un feuilleton « Black Empire » qui raconte l’histoire d’une société secrète afro-américaine qui combat le pouvoir blanc et décide de fonder un empire noir en Afrique. 

Un très grand merci à Thierry Beauchamp (le traducteur) pour son aide et sa disponibilité.