DE DURAS Claire – Ourika

1823 – Imprimerie Royale (première édition)
2007 – Gallimard – Disponible en poche

41c6le7zfjl-_sx296_bo1204203200_M. le chevalier de B. alors gouverneur du Sénégal achète la petite Ourika, 2 ans pour la sauver du négrier qui l’emmenait aux Amériques. Il la ramène à Paris et l’offre à sa tante, Madame de B.  

Ourika arrive en France quelques années avant la Révolution quand les idées des Lumières et pensées abolitionnistes commencent à se répandre. Ourika est éduquée, formée, parfaitement adaptée et intégrée à la bonne société. Elle est aussi montrée, sans méchanceté, comme sujet exotique : sa peau noire et ses origines excitent chez les amies de Madame de B. une curiosité empreinte de racisme. Ce n’est pas le cas de Madame de B. qui cherche plus à appréhender des cultures qui lui sont étrangères et à sensibiliser Ourika sur son héritage culturel.

Madame de Duras mêle habilement la notion de classe sociale à celle de la couleur de peau. En effet, c’est une des amies de Madame de B. qui au cours d’une discussion lui signifie qu’Ourika, à cause de sa couleur de peau, ne pourra jamais accéder au rang social auquel sa tutrice la prépare. Ourika surprend l’entretien et se perçoit dès lors de couleur noire et de classe sociale inférieure. À compter de cette double prise de conscience, Ourika va sombrer dans la mélancolie. Elle sait qu’elle ne pourra pas trouver de place dans la société de Madame de B., société sophistiquée et bourgeoise ; ni trouver de place dans la société « d’où elle vient », qu’on lui a décrit comme sauvage et non civilisée. Elle ressemble à Edmond Albius « trop noir pour les Blancs, trop blanchi pour les Noirs » (La vraie couleur de la vanille, Sophie Chérer, École des Loisirs). La mécanique d’exclusion est en marche, la fatalité de sa condition a pris le dessus sur sa personne. Percluse par la peur de n’être jamais différenciée de sa couleur, honteuse de ce qu’elle est et de ce qu’elle ressent, elle tait son chagrin. Autour d’elle, Madame de B. et son petit-fils Charles ne peuvent pas imaginer les troubles qui la traversent. Ils sont sa famille, ils ne voient pas Ourika comme une petite négresse rapportée du Sénégal mais bien comme un membre à part entière de leur famille.

Pour justifier la profonde mélancolie d’Ourika, on va lui prêter un sentiment amoureux pour Charles. Ourika s’en contentera également pour expliquer ce chagrin qui la dévore. La critique à la parution du roman en 1823 admettait cette lecture et qualifiait le roman de sentimental. Néanmoins, le propos de l’écrivain est plus politique. D’abord parce que c’est Ourika qui parle. Elle à qui on a dit toute sa vie, ce qu’elle était, qui elle aimait, ce qu’elle ne pourrait jamais être, raconte sa propre vie. Ce roman est d’ailleurs considéré comme le premier de la littérature française à avoir pour personnage central une personne Noire. Ensuite parce qu’en plongeant dans la description des sentiments d’Ourika face à l’exclusion, Madame de Duras trace le portrait d’une société qui organise ses inégalités sociales par la classe, par la couleur, par le sexe et dont les mécanismes d’exclusion abîment les individus en les condamnant à une solitude terrible, un sentiment de rejet tel qu’il leur est difficile, presque impossible, de constituer leur propre identité, au-delà de leur appartenance sociale ou raciale.

Claire de Kersaint naît en 1777 en France et y décède en 1828. Contrainte à l’exil suite à la mort de son père, guillotiné en 1793 pour avoir refusé de voter la mort du roi Louis XVI, elle se rend d’abord en Martinique d’où sa mère est originaire puis à Londres où elle épouse le duc de Duras. À son retour à Paris en 1808, elle se lie d’amitié avec Chateaubriand qui lui ouvre les portes du monde littéraire. Elle tient un des plus important salon de Paris réunissant des scientifiques, des écrivains et des hommes politiques. Cédant aux arguments et pressions de Chateaubriand, elle finira par accepter de faire publier anonymement en 1824 « Ourika » pour se protéger du plagiat. Ses autres romans « Édouard », « Olivier ou le Secret » ne seront édités qu’en 1971 et « Les mémoires de Sophie » et « Amélie et Pauline » le seront en 2011. Éminemment moderne, Madame de Duras explore dans ses romans les questions de l’identité, de la sexualité, de l’exclusion, de l’émigration. 

HOUAT Louis-Timagène – Les marrons

Librairie Ebrard, 1844
L’Arbre vengeur, 2011
Épuisé depuis peu, mais à paraître en poche en février 2019 !

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Île Bourbon, quelques années avant l’abolition de l’esclavage. Bravant la peur et le danger, des esclaves s’enfuient dans les cimes de leur île pour retrouver leur dû : la liberté.

Marron, le mot est dérivé de l’espagnol « cimarrón », celui qui vit sur les cimes. Il désignait initialement un animal domestique retourné à l’état sauvage. Sauvagerie et liberté sont des notions proches. Les esclaves étaient considérés comme des biens meubles. Les marrons étaient ces hommes et ces femmes cherchant dans les montagnes un refuge, un endroit où retrouver leur liberté et leur humanité. Le marron n’est pas un individu solitaire. Hors des villes et des habitations dites civilisées, les marrons reconstituent des sociétés organisées. La résistance des marrons est multiple : fuir le maître qui réduit en esclavage, désobéir à l’organisation sociale de l’époque, retrouver, investir et occuper son territoire, reformer une société avec ses codes et fonder une cellule familiale. C’est une résistance politique, sociale et humaine. Ils ne sont pas des prisonniers évadés, ils sont des hommes et des femmes dont on a nié l’humanité et qui refusent cette négation. On retrouve les marrons également au Brésil (les Quilombos) et dans les îles de la Caraïbe.

Contre eux se dressent des hommes armés, persuadés de leur supériorité, violents, riches et inquiets pour les pertes financières qu’occasionne la fuite de leurs esclaves. Les milices et mercenaires envoyés dans les montagnes pour arrêter les fuyards touchent de belles récompenses quand ils ramènent un marron ou la main coupée de l’un d’entre eux comme preuve de sa mise à mort. La force des marrons : leur désir de liberté est plus fort que leur instinct de survie. Cela se lit aussi dans les récits d’esclaves américains : la vie d’esclave a moins d’attrait que la mort d’un être libre.

Le roman de Louis-Timagène Houat raconte avec justesse la vie de quelques marrons sur l’Île Bourbon (actuelle Île de la Réunion) quelques années avant l’abolition de l’esclavage (1848). Il fait découvrir au lecteur les interrogations, les débats, la peur du maître ou de la trahison de l’un des siens, les histoires personnelles qui mènent au marronnage, la difficulté de survivre et de s’établir au creux des montagnes réunionnaises et les conditions de vie innommables des esclaves. Raconter les marrons à travers le roman permet de désacraliser l’image du Noir réduit en esclavage ou en fuite dans les montagnes. L-T Houat, militant abolitionniste, savait ce qu’écrire voulait dire. Il avait saisi la force de la fiction : faire entrer en compassion un lecteur avec un personnage. Ainsi, l’esclave devenait un camarade en souffrance et en lutte. Donner à ces hommes et femmes une place dans la littérature, leur donner un prénom, une trajectoire personnelle, c’est aussi une façon de leur rendre leur humanité. Il faut noter la modernité dans laquelle s’inscrit L-T Houat en faisant participer à cette résistance une femme blanche. L’idée d’une société fondée sur des familles « mélangée », où les différences de couleur et de classe sociale n’ont plus droit de cité donne au roman un ton particulièrement révolutionnaire.

Louis-Timagène Houat naît en 1809 à l’Île Bourbon (Réunion aujourd’hui) libre de couleur, selon l’expression consacrée. Professeur de musique et militant abolitionniste, il est exilé à Paris en 1836, accusé d’incitation à la révolte des esclaves où il publiera avec la complicité de Cyrille Bissette, militant abolitionniste, « Un proscrit de l’île de Bourbon » en 1838, puis « Les Marrons » en 1844. Ce roman est considéré comme le premier roman de la littérature réunionnaise.

NORTHUP Solomon – Douze ans d’esclavage

Twelve years a slave – 1853 – Derby & Miller (première édition)
Le Sycomore – 1980 et Entremonde – 2013 (pour la traduction française)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Bonnet et Christine Lamotte

20180708_094942États-Unis, 1841. Solomon Northup est né et a grandi dans l’État de New York. Homme libre, il va être capturé par deux négriers et vendu comme esclave en Louisiane. À l’issue de sa libération douze ans plus tard, Solomon Northup écrira avec l’aide d’un juriste le récit de ces douze années d’esclavage.

Les récits d’esclaves dont Frederick Douglass est l’un des plus célèbres représentants font partie intégrante de la littérature américaine. D’abord publiés en Angleterre, ils sont édités aux États-Unis dès le XIXème siècle par des éditeurs abolitionnistes désireux d’alimenter la lutte contre l’esclavage en présentant la réalité de la condition d’esclave. Certains d’entre eux écrivaient eux-mêmes ces récits sous la dictée des esclaves qui n’étaient pas ou peu alphabétisés. Ces récits ont pris une importance considérable : l’opinion publique pouvait alors se forger une idée sur l’esclavage qui s’incarnait dans une réalité humaine et non plus dans un calcul économique. La forme du récit flirtant parfois avec la forme romancée permettait au lecteur d’entrer plus facilement en empathie avec un personnage et ainsi de ressentir l’injustice  et la violence de sa condition. Ces récits d’esclaves sont vite devenus une source d’information et un outil de lutte que les antiabolitionnistes ont tenté d’étouffer en contestant l’authenticité et la véracité de ces témoignages.

Solomon Northup naît en 1808 dans l’État de New York. Son père, affranchi à la mort de son maître, hérite du nom de ce dernier : Northup. Il donne à son fils une éducation poussée, l’encourage à lire, à jouer du violon et à mener une vie honnête. Devenu adulte, S. Northup aspire à une vie de paix et d’indépendance. Peu enclin à l’indiscipline, bien que subversif à son corps défendant, il travaille dur et économise suffisamment pour acquérir une ferme dans laquelle il s’installe avec son épouse et leurs trois filles. Au cours d’un déplacement à Washington, il est capturé par deux négriers qui par leur violence font taire sa voix, pourtant officielle, d’homme libre. Il est déporté en Louisiane, vendu, loué, revendu dans une plantation de coton puis dans une plantation de canne à sucre. Il va connaître un maître très religieux, élevé dans la tradition sudiste où posséder des esclaves est normal et essentiel pour exploiter sa plantation, mais qui porte également en lui un sentiment d’injustice et d’amoralité vis-à-vis de cette condition. S. Northup va aussi connaître un maître très violent pour qui les esclaves ne sont pas que des travailleurs gratuits, mais aussi des souffre-douleurs sur lesquels il peut à loisir défouler l’ensemble de ses frustrations et de ses pulsions. Finalement libéré, S. Northup pourra retrouver sa famille après douze années d’absence.

Le récit de S. Northup est riche dans sa manière factuelle et intellectuelle d’aborder les différents éléments de l’esclavage. Il nous relate précisément sa condition d’homme libre, son enlèvement, les différentes plantations sur lesquelles il travaille, les comportements des maîtres, les enjeux économiques, les mutations sociales et politiques de l’époque. C’est un récit très documenté y compris sur la culture du coton et de la canne à sucre. À cette photographie des États-Unis du Sud au milieu du XIXème siècle, S. Northup interroge le rapport et la posture entretenus avec la notion d’esclavage. S. Northup est certes né libre, mais son père l’a sensibilisé sur l’esclavage. Néanmoins, voici ce qu’il nous livre au début de son récit :

« À l’hôtel des États-Unis, il m’arrivait fréquemment de rencontrer des esclaves qui venaient du Sud en compagnie de leurs maîtres. Ils étaient toujours bien habillés, bien nourris, et semblaient mener une vie facile, à l’abri des tracasseries ordinaires de l’existence. Ils me parlaient souvent de l’esclavage et je m’aperçus qu’ils nourrissaient presque tous un secret de désir de liberté. Certains me firent part de leur volonté de s’échapper et me consultèrent sur le meilleur moyen d’y parvenir. Mais la peur de la punition qui, ils le savaient bien, suivrait fatalement leur capture et leur retour final s’avéra dans tous les cas assez forte pour les dissuader de tenter l’expérience. J’avais respiré toute ma vie l’air libre du Nord. J’étais conscient d’éprouver les mêmes sentiments, les mêmes impressions que les blancs ; conscient également de posséder une intelligence au moins égale à celle de bien des hommes, et une peau tout aussi belle. J’étais trop ignorant, trop libre peut-être, pour arriver à comprendre comment l’on pouvait supporter l’abjecte condition d’esclave. »

Une fois éprouvée la condition d’esclave, S. Northup change de discours :

« Ce que furent mes méditations, les innombrables pensées qui défilèrent dans mon cerveau, je n’essaierai pas de le dire. Qu’il me suffise de mentionner que, pas une fois, au cours de cette interminable journée, je n’en suis arrivé à la conclusion que l’esclave du Sud, bien nourri, bien habillé, bien fouetté et bien protégé par son maître est plus heureux que l’homme de couleur, citoyen libre du Nord. Cependant, même dans le Nord, il ne manquera pas d’hommes charitables et bien intentionnés pour déclarer que j’ai tort et pour trouver des arguments à l’appui de cette affirmation. Hélas ! Ils n’ont jamais bu, comme moi, la coupe amère de l’esclavage. »

Tant qu’il n’était pas concerné directement par l’esclavage, et bien qu’homme noir et fils d’esclave, S. Northup ne pouvait pas imaginer la réalité de cette condition. On n’imagine pas une réalité, ça saute aux yeux quand on l’écrit. C’est toute la force et la raison d’être de ces récits d’esclaves : transmettre une réalité.

Solomon Northup naît en 1808 dans l’État de New York, est réduit en esclavage de 1841 à 1853. Suite à sa libération et à la publication de son récit « Twelve years a slave », il devient un militant abolitionniste. Très peu d’éléments fiables sont connus sur la suite et la fin de sa vie. Son récit sera adapté au cinéma en 2013 par Steve McQueen.

CHÉRER Sophie – La vraie couleur de la vanille

Medium Ecole des Loisirs, 20129782211218191

Île Bourbon, XIXème siècle, une poignée d’années avant l’abolition de l’esclavage. Ferréol Bellier Beaumont, botaniste solitaire achète un bébé né esclave. Cet enfant, Edmond, va grandir au milieu des plantes et à l’abri de la violence de sa condition. Il va trouver le processus de pollinisation de la fleur de vanille, mais on ne lui en reconnaîtra pas la paternité. Cette découverte va enrichir l’île devenue La Réunion.

Ferréol Bellier Beaumont est un homme complexe. Moderne, érudit. Velléitaire, frustré. Il a besoin d’un projet, d’accomplir une belle chose qui prouverait au monde qu’il est un humaniste. Pour ça, il y a son jardin, ses plantes, ce processus de fécondation de la fleur de vanille qui résiste encore à tous les grands botanistes de l’époque et il y a ce bébé noir qui ne demande qu’à grandir. Ferréol est un abolitionniste honteux qui oeuvre dans l’ombre. D’abord il donne un vrai prénom au bébé alors qu’à l’époque, on baptisait les esclaves comme on baptise les animaux. Ensuite il donne une éducation à Edmond, le laisse expérimenter, toucher, explorer son monde, développer ses sens. Edmond vit en sécurité, il est aimé et choyé. Ferréol lui apprend l’étymologie et la botanique mais refuse de lui apprendre à lire et à écrire. Il a acheté cet enfant, il ne l’a pas adopté. Veut-il l’éduquer ou en faire sa chose ?

Edmond est un enfant intelligent. Si on ne lui donne pas les outils dont il a besoin pour s’émanciper, il les fabrique. Privé de lecture et d’écriture, il va développer une prodigieuse mémoire et un riche imaginaire. Edmond a également grandi dans les bras des nenènes (nounou en créole réunionnais) qui l’ont bercé en lui racontant en créole les histoires de Furcy et d’Anchaing le Marron. Il n’est pas ignorant des conditions de vie de ses semblables. Avec la disparition progressive de l’enfance vient la violence. C’est en colère et épris d’un profond sentiment d’injustice qu’Edmond trouvera le moyen de féconder une fleur de vanille.

Dès lors, Edmond est isolé. Jaloux et dépassé, Ferréol s’étiole jusqu’à devenir une silhouette molle et terne, un vieux garçon empoussiéré dans ses livres et ses frustrations. JMC Richard, botaniste de renom, mégalo, esclavagiste et envieux, s’approprie la découverte. Qui pourrait croire qu’Edmond, un enfant noir a accompli ce qu’aucun blanc éduqué n’a jamais réussi. C’est une provocation insupportable au creux de ces années qui annoncent une inéluctable abolition de l’esclavage. La fécondation de la vanille va faire la fortune des riches blancs de l’île. Edmond quant à lui, vivra pauvrement toute sa vie.

La vraie couleur de la vanille est un livre multiple. Un livre sur le droit de l’enfant à être entendu et considéré. Un livre sur le désir de posséder et d’être reconnu. Un livre d’histoire, celle de la Réunion, de la botanique, de la traite des esclaves, des procédés de résistance et d’émancipation de ces derniers. Un livre de mémoire qui réhabilite Edmond Albius à travers la fiction puisque très peu d’archives existent ou parlent de lui. Un livre qui s’émerveille des langues : le latin, le grec, le créole, le français et de l’infini mystère des mots : Le botaniste inventorie, le jardinier invente… Un livre sur la couleur : la fleur de la vanille est blanche, son fruit est noir. C’est un homme noir qui découvre le fruit, c’est un homme blanc qui vole sa découverte. On choisira de donner à Edmond le nom Albius qui veut dire blanc en latin.

Né en 1961 en France, Sophie Chérer entreprend des études de droit afin de devenir juge pour enfants mais s’oriente finalement vers l’écriture. Elle explore différents types d’écrits, commence par le journalisme puis évolue vers l’écriture dramaturgique (« Les Ogres », 2000), l’essai (« Ma Dolto », 2008) , le roman et notamment la littérature jeunesse (« L’huile d’olive ne meurt jamais », 2001 ; « Aime comme Mathilde », 2007). 

 

LOUDE Jean-Yves – Lisbonne, dans la ville noire

Actes Sud, 2003 – Disponible en poche

9782742742530Chercher une femme dans les rues de Lisbonne en ne connaissant d’elle que sa voix et son prénom, pas de doute, Jean-Yves Loude n’est pas un imposteur : Lisbonne lui a soufflé les secrets de son âme. Très vite, l’intrigue romanesque se mue en récit et c’est l’histoire de la présence africaine que l’auteur va nous raconter. Sous les pavés de Lisbonne, le Cap-Vert, l’Angola, la Guinée, le Mozambique, São Tomé-et-Príncipe.

Les communautés africaines sont visibles à Lisbonne mais elles vivent à côté. Il y a des quartiers, des lieux, mais le mélange des cultures n’a pas vraiment droit de cité dans la ville blanche. L’histoire du Portugal avec ses anciennes colonies est peu assumée, peu racontée et néanmoins présente partout dans les racines de la ville, dans les noms de rues, dans les détails de tableaux ou de statues dans les églises, dans la littérature, dans la musique. Quelque peu oublié, refoulé, le Portugal (à l’instar d’autres pays Européens) a quelques difficultés à régler ses comptes avec le continent Africain. Faut dire que la dette est lourde.

Jean-Yves Loude retisse ces liens simplement, n’enferme personne dans le rôle du bourreau ou de la victime. Le passé est ce qu’il est, en revanche le présent a le droit de s’élever. Il montre, nomme, explique. Conter la ville est son argument le plus percutant.

La ville blanche est aussi noire jusqu’à son endroit le plus intime. N’en déplaise à ses détracteurs, le fado est typiquement lisboète (le fado de Coimbra est typiquement coimbresque et ce n’est pas le même). Abimé par Salazar qui en a fait un folklore suranné, le fado est une musique complexe, riche et s’il est l’expression de la saudade, il est aussi la voix du peuple qui raconte, dénonce, conteste. Et ce fado, comme toute musique, n’est pas né tout seul dans la bouche d’un Portugais bien Portugais. Avant d’être influencé par des rythmes arabo-andalous, le fado a pour origine le lundum brésilien, musique hybride imprégnée de batuques venues d’Angola et du Cap-Vert et de musique de cour portugaise.

En 1930 au Brésil, Maria da Conceição chante Mãe Preta (Mère Noire) dépeignant les conditions de vie des esclaves au XIXe siècle. En 1952, le disque sort au Portugal et connaît un vif succès populaire. Mais les paroles inquiètent d’abord Nehru qui convoite les comptoirs portugais en Inde. Comme parfois une révolution naît avec une chanson, il fait interdire le morceau. Elle inquiète aussi les censeurs de Salazar. Rappeler le passé esclavagiste du Portugal n’est jamais bon. La chanson est réécrite et devient Barco Negro (Barque Noire) où il n’est plus question ni d’esclavage ni d’homme Blanc qui maltraite l’homme Noir, mais d’une femme qui pleure son homme mort en mer. Certes c’est pas rigolo non plus, mais c’est moins engagé dirons-nous. On passe de :

Et quand le fouet s’abat sur son homme, Mãe Preta (Mère Noire) berce le fils du maître blanc

à

Je sais mon amour que tu n’es pas parti, d’ailleurs tout autour de moi me dit ta présence

Cependant, les deux versions ont conservé une rythmique empreinte des batuques. Toujours beaucoup chanté aujourd’hui, les fadistes ont conservé la version immortalisée par Amalia Rodriguez. Peut-être que bientôt, on entendra dans les rues de l’Alfama les fadistas chanter les paroles originales. Qui sait, l’histoire peut se réécrire, les cartes se redistribuer et les yeux s’ouvrir. Avec son livre, Jean-Yves Loude nous montre à quel point Lisbonne n’est pas influencée par les cultures africaines mais en est un métissage.

Né en 1950, Jean-Yves Loude ethnologue et écrivain dit écrire pour voyager et voyager pour écrire. Il publie de nombreux récits dont « Le Roi d’Afrique et la Reine Mer » (Actes Sud – 1994) ou « Cap-Vert, Notes Atlantiques » (Actes Sud – 2002), des carnets poétiques et de nombreux romans pour la jeunesse. Avec sa compagne Viviane Lièvre, ethnologue et photographe, ils donnent à voir et à aimer la diversité des cultures du monde.