LOUDE Jean-Yves – Lisbonne, dans la ville noire

Actes Sud, 2003 – Disponible en poche

9782742742530Chercher une femme dans les rues de Lisbonne en ne connaissant d’elle que sa voix et son prénom, pas de doute, Jean-Yves Loude n’est pas un imposteur : Lisbonne lui a soufflé les secrets de son âme. Très vite, l’intrigue romanesque se mue en récit et c’est l’histoire de la présence africaine que l’auteur va nous raconter. Sous les pavés de Lisbonne, le Cap-Vert, l’Angola, la Guinée, le Mozambique, São Tomé-et-Príncipe.

Les communautés africaines sont visibles à Lisbonne mais elles vivent à côté. Il y a des quartiers, des lieux, mais le mélange des cultures n’a pas vraiment droit de cité dans la ville blanche. L’histoire du Portugal avec ses anciennes colonies est peu assumée, peu racontée et néanmoins présente partout dans les racines de la ville, dans les noms de rues, dans les détails de tableaux ou de statues dans les églises, dans la littérature, dans la musique. Quelque peu oublié, refoulé, le Portugal (à l’instar d’autres pays Européens) a quelques difficultés à régler ses comptes avec le continent Africain. Faut dire que la dette est lourde.

Jean-Yves Loude retisse ces liens simplement, n’enferme personne dans le rôle du bourreau ou de la victime. Le passé est ce qu’il est, en revanche le présent a le droit de s’élever. Il montre, nomme, explique. Conter la ville est son argument le plus percutant.

La ville blanche est aussi noire jusqu’à son endroit le plus intime. N’en déplaise à ses détracteurs, le fado est typiquement lisboète (le fado de Coimbra est typiquement coimbresque et ce n’est pas le même). Abimé par Salazar qui en a fait un folklore suranné, le fado est une musique complexe, riche et s’il est l’expression de la saudade, il est aussi la voix du peuple qui raconte, dénonce, conteste. Et ce fado, comme toute musique, n’est pas né tout seul dans la bouche d’un Portugais bien Portugais. Avant d’être influencé par des rythmes arabo-andalous, le fado a pour origine le lundum brésilien, musique hybride imprégnée de batuques venues d’Angola et du Cap-Vert et de musique de cour portugaise.

En 1930 au Brésil, Maria da Conceição chante Mãe Preta (Mère Noire) dépeignant les conditions de vie des esclaves au XIXe siècle. En 1952, le disque sort au Portugal et connaît un vif succès populaire. Mais les paroles inquiètent d’abord Nehru qui convoite les comptoirs portugais en Inde. Comme parfois une révolution naît avec une chanson, il fait interdire le morceau. Elle inquiète aussi les censeurs de Salazar. Rappeler le passé esclavagiste du Portugal n’est jamais bon. La chanson est réécrite et devient Barco Negro (Barque Noire) où il n’est plus question ni d’esclavage ni d’homme Blanc qui maltraite l’homme Noir, mais d’une femme qui pleure son homme mort en mer. Certes c’est pas rigolo non plus, mais c’est moins engagé dirons-nous. On passe de :

Et quand le fouet s’abat sur son homme, Mãe Preta (Mère Noire) berce le fils du maître blanc

à

Je sais mon amour que tu n’es pas parti, d’ailleurs tout autour de moi me dit ta présence

Cependant, les deux versions ont conservé une rythmique empreinte des batuques. Toujours beaucoup chanté aujourd’hui, les fadistes ont conservé la version immortalisée par Amalia Rodriguez. Peut-être que bientôt, on entendra dans les rues de l’Alfama les fadistas chanter les paroles originales. Qui sait, l’histoire peut se réécrire, les cartes se redistribuer et les yeux s’ouvrir. Avec son livre, Jean-Yves Loude nous montre à quel point Lisbonne n’est pas influencée par les cultures africaines mais en est un métissage.

Né en 1950, Jean-Yves Loude ethnologue et écrivain dit écrire pour voyager et voyager pour écrire. Il publie de nombreux récits dont « Le Roi d’Afrique et la Reine Mer » (Actes Sud – 1994) ou « Cap-Vert, Notes Atlantiques » (Actes Sud – 2002), des carnets poétiques et de nombreux romans pour la jeunesse. Avec sa compagne Viviane Lièvre, ethnologue et photographe, ils donnent à voir et à aimer la diversité des cultures du monde.