SEMBENE Ousmane – Le Docker Noir

Editions Présence Africaine, 1956

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Paris est en émoi depuis que Ginette Tontisane, lauréate du Grand Prix de Littérature de l’année a été assassinée par un homme noir docker à Marseille. Qu’est ce qui a poussé cet homme à commettre l’irréparable ? Quelle est son histoire ?

Marseille, années 50. Sur le port travaillent de nombreux Africains, venus du Sénégal, du Mali, du Gabon, de Djibouti. Présents depuis le milieu du XIXème siècle, ces hommes ont été recrutés comme navigateurs et dockers par les colons français et portugais. Largement employés pendant les deux guerres mondiales, ces immigrés d’Afrique ont installé leurs vies, leurs projets, leurs avenirs dans ce coin de France. Mais si les guerres sont terribles, elles font tourner l’économie. Au sortir de la seconde guerre mondiale, la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande est grippée. En plus du chômage croissant, les conditions de travail et de vie pour ces marins deviennent de plus en plus précaires et difficiles. Les syndicats et associations sont inexistantes tant elles sont peu actives pour défendre les ouvriers et plus préoccupés par le maintien de leur pouvoir et de leur trésorerie. A Paris, l’Assemblée Nationale a ouvert la députation aux représentants des colonies africaines, mais ces derniers n’apportent qu’un soutien de façade et semblent éloignés de la réalité prolétaire. Les marins africains sont seuls, renvoyés à leurs conditions d’êtres inférieurs, sommés de se tenir tranquilles ou de repartir chez eux.

Diaw Falla est docker et ne veut pas sombrer dans la fatalité distillée dans sa condition d’homme noir. Il est éduqué, court les musées, cherche à s’élever. Il a écrit un roman et avec ses économies, part à Paris pour le présenter. Une écrivaine le prend sous son aile, promet de faire éditer le manuscrit. Elle tiendra sa parole, à la nuance près que le livre sera signé de son nom à elle. Elle gagnera même le grand prix de littérature de l’année. Quand Diaw Falla vient lui demander des comptes, elle lui propose de l’argent. La dispute dégénère et Diaw Falla se retrouve accusé  d’homicide volontaire pour crime crapuleux.

Au-delà du roman social et engagé, Ousmane Sembène se demande quel est le vrai crime commis par Diaw Falla. La première partie du livre qui relate le procès montre bien que l’enquête a été bâclée et l’affaire résumée à un noir tuant une blanche. Le crime de Diaw Falla, c’est d’avoir voulu oublier qu’il était noir dans un monde de blancs. Il n’a pas su tenir son rang de grand noir costaud rigolo qui fait un peu peur. Diaw Falla a même voulu intégrer les lettres françaises, raconter l’histoire de l’esclavage de son point de vue, échanger avec les blancs et être leur égal. La réussite sociale et économique ne l’intéresse pas, il veut faire bouger les lignes, oublier sa couleur et vivre à sa hauteur.

En ancrant son récit entre Paris et Marseille, Ousmane Sembène oppose la réalité populaire à la vie intellectuelle et institutionnelle. C’est le monde littéraire qui refuse à Diaw Falla sa légitimité à prendre la parole. C’est la justice qui le mettra à la place que la société française coloniale a choisi pour lui. Tout le monde se fiche de la mort de l’écrivaine, tout le monde se fiche qu’elle ait pillé le roman d’un autre, tout le monde se fiche du sort des marins Africains. Marseille n’est pas si proche et sa population n’est pas vraiment française. Justice n’est rendue à personne et le tribunal est une arène où les spectateurs s’émeuvent d’un fait divers teinté d’exotisme.

Né en 1923 au Sénégal, Ousmane Sembène d’abord tirailleur Sénégalais, débarque clandestinement à Marseille en 1946, devient docker et milite à la CGT et au PCF. Ousmane Sembène veut raconter la réalité de l’Afrique populaire par différents médias : les activités militantes bien sûr, mais surtout la littérature et le cinéma. « Le Docker Noir » est son premier roman, il publiera en 1960 « Les bouts de bois de Dieu » qui raconte la grève des cheminots de la ligne Dakar-Niger. Son premier film, « La Noire de… » obtient en 1966 le Prix Jean Vigo. En 1977, son film « Ceddo » sur la résistance populaire combattant l’oppression religieuse sera censurée au Sénégal par Leopold Sedar Senghor. 

 

 

GAUZ – Debout-payé

Le Nouvel Attila, 2014 – Disponible en poche

Debout PayéEn plein dans le courant d’air, le vigile se trouve en général à l’entrée du magasin. C’est-à-dire plus dans la rue mais pas vraiment à l’intérieur du magasin. Il ne vend rien, ne conseille pas, n’achète pas non plus. Alors, que fait-il ? Il surveille, repère les personnes susceptibles de voler, identifie les méthodes de chourave, fait ouvrir des sacs. Tout ça debout, toute la journée. Payé pour être debout mais pas seulement.

Il fait quoi d’autre alors ? Il réfléchit à comment il va se loger, à comment il va se débrouiller pour envoyer de l’argent à sa famille et survivre dans la capitale, il court après les voleurs et puis arrête de courir. Et surtout le vigile regarde autour de lui, soupèse le monde qui l’entoure, voit les mille et une petites habitudes, attitudes des gens en fonction de l’endroit où ils se trouvent, de qui ils sont accompagnés, de la période de l’année. Il écoute, note, raconte et s’affranchit de cette fonction d’invisible qui lui somme de rester à sa place.

Parce que le vigile est aussi payé pour incarner une image, celle du bon sauvage, le grand type Noir qui fait peur, qui impressionne, pas tellement par ce qu’il a le droit de faire mais par ce qu’il représente. Le vigile est un peu le Y’a bon Banania des années 90. Bien utile à la société, cette dernière le tolère et le couve d’un regard bienveillant si celui reste dans la position qu’elle lui attribue.

A bien des égards, la position de vigile est paradoxale. Le Noir, possiblement dangereux incarne la loi et la sécurité. Le Noir, possiblement sauvage protège la civilisation. Le Noir, nécessairement précaire défend le système qui le précarise. Et ça fonctionne : le pays riche a besoin d’une main d’œuvre peu exigeante en droits sociaux parce qu’en extrême nécessité, l’immigré a besoin de s’intégrer dans la société qui l’accueille. Le pays riche est content, ça ne lui coûte pas cher. Les Noirs sont contents, ils ont un emploi stable. Un salaire, c’est magnifique, enfin surtout vu du pays qu’ils ont quitté, parce que vu depuis la vie parisienne, le salaire de vigile c’est pas vraiment magique.

Sans avoir l’air de faire de la politique, Gauz fait de l’histoire sociale et nous raconte ces années 90, les squats à Paris, l’immigration africaine, les liens entre la France et l’Afrique, la fabrication et le maintien des personnes en situation de précarité et l’explosion de ce joli modèle quand le terrorisme fait une entrée fracassante dans le monde occidental le 11 septembre 2001. à compter de ce jour, la sécurité devient un secteur dont le recrutement est nettement plus contrôlé et donc moins accessible quand on est sans papiers et issu d’un pays à prédominance musulmane.

Avoir lu Debout-payé à sa sortie en 2014 et le relire en 2017 révèle aussi l’évolution de la perception du vigile, et à travers lui l’évolution des politiques sécuritaires. Au-delà des savoureuses brèves et du voile levé sur un Paris peu connu, le livre de Gauz donne à voir un angle populaire de l’histoire contemporaine.

Né en 1971 en Côte d’Ivoire (Abidjan), il entreprend des études de biochimie à Jussieu (Paris) avec un visa touristique de 3 mois qui le conduit rapidement à devenir un étudiant sans papiers. Depuis, Gauz a délaissé la biochimie et est écrivain, photographe, documentariste, rédacteur en chef du journal satirique ivoirien Yéyé Magazine.

LOUDE Jean-Yves – Lisbonne, dans la ville noire

Actes Sud, 2003 – Disponible en poche

9782742742530Chercher une femme dans les rues de Lisbonne en ne connaissant d’elle que sa voix et son prénom, pas de doute, Jean-Yves Loude n’est pas un imposteur : Lisbonne lui a soufflé les secrets de son âme. Très vite, l’intrigue romanesque se mue en récit et c’est l’histoire de la présence africaine que l’auteur va nous raconter. Sous les pavés de Lisbonne, le Cap-Vert, l’Angola, la Guinée, le Mozambique, São Tomé-et-Príncipe.

Les communautés africaines sont visibles à Lisbonne mais elles vivent à côté. Il y a des quartiers, des lieux, mais le mélange des cultures n’a pas vraiment droit de cité dans la ville blanche. L’histoire du Portugal avec ses anciennes colonies est peu assumée, peu racontée et néanmoins présente partout dans les racines de la ville, dans les noms de rues, dans les détails de tableaux ou de statues dans les églises, dans la littérature, dans la musique. Quelque peu oublié, refoulé, le Portugal (à l’instar d’autres pays Européens) a quelques difficultés à régler ses comptes avec le continent Africain. Faut dire que la dette est lourde.

Jean-Yves Loude retisse ces liens simplement, n’enferme personne dans le rôle du bourreau ou de la victime. Le passé est ce qu’il est, en revanche le présent a le droit de s’élever. Il montre, nomme, explique. Conter la ville est son argument le plus percutant.

La ville blanche est aussi noire jusqu’à son endroit le plus intime. N’en déplaise à ses détracteurs, le fado est typiquement lisboète (le fado de Coimbra est typiquement coimbresque et ce n’est pas le même). Abimé par Salazar qui en a fait un folklore suranné, le fado est une musique complexe, riche et s’il est l’expression de la saudade, il est aussi la voix du peuple qui raconte, dénonce, conteste. Et ce fado, comme toute musique, n’est pas né tout seul dans la bouche d’un Portugais bien Portugais. Avant d’être influencé par des rythmes arabo-andalous, le fado a pour origine le lundum brésilien, musique hybride imprégnée de batuques venues d’Angola et du Cap-Vert et de musique de cour portugaise.

En 1930 au Brésil, Maria da Conceição chante Mãe Preta (Mère Noire) dépeignant les conditions de vie des esclaves au XIXe siècle. En 1952, le disque sort au Portugal et connaît un vif succès populaire. Mais les paroles inquiètent d’abord Nehru qui convoite les comptoirs portugais en Inde. Comme parfois une révolution naît avec une chanson, il fait interdire le morceau. Elle inquiète aussi les censeurs de Salazar. Rappeler le passé esclavagiste du Portugal n’est jamais bon. La chanson est réécrite et devient Barco Negro (Barque Noire) où il n’est plus question ni d’esclavage ni d’homme Blanc qui maltraite l’homme Noir, mais d’une femme qui pleure son homme mort en mer. Certes c’est pas rigolo non plus, mais c’est moins engagé dirons-nous. On passe de :

Et quand le fouet s’abat sur son homme, Mãe Preta (Mère Noire) berce le fils du maître blanc

à

Je sais mon amour que tu n’es pas parti, d’ailleurs tout autour de moi me dit ta présence

Cependant, les deux versions ont conservé une rythmique empreinte des batuques. Toujours beaucoup chanté aujourd’hui, les fadistes ont conservé la version immortalisée par Amalia Rodriguez. Peut-être que bientôt, on entendra dans les rues de l’Alfama les fadistas chanter les paroles originales. Qui sait, l’histoire peut se réécrire, les cartes se redistribuer et les yeux s’ouvrir. Avec son livre, Jean-Yves Loude nous montre à quel point Lisbonne n’est pas influencée par les cultures africaines mais en est un métissage.

Né en 1950, Jean-Yves Loude ethnologue et écrivain dit écrire pour voyager et voyager pour écrire. Il publie de nombreux récits dont « Le Roi d’Afrique et la Reine Mer » (Actes Sud – 1994) ou « Cap-Vert, Notes Atlantiques » (Actes Sud – 2002), des carnets poétiques et de nombreux romans pour la jeunesse. Avec sa compagne Viviane Lièvre, ethnologue et photographe, ils donnent à voir et à aimer la diversité des cultures du monde.