NGUGI Wa Thiong’o – Enfant, ne pleure pas

Weep not, child  – 1964 – Heinemann Educational Books Ltd. London (première édition)
Hatier Collection Monde Noir Poche, 1983 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Traduit de l’anglais (Kenya) par Yvon Rivière

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Le Kenya, dans les années 50. La révolte Mau Mau qui oppose les Kikuyus aux colons britanniques gronde. Mais le petit Njoroge est très heureux : il va pouvoir aller à l’école.

Les Kikuyus représentent le groupe culturel majoritaire du Kenya. C’est une société qui s’organise principalement autour de la terre : le mbari (terrain agricole) appartient à une famille, est géré en copropriété et légué dans son intégralité à l’ensemble de la parenté. La croyance religieuse s’articule autour du dieu Murungu qui a confié au peuple kikuyu la culture de cette terre. Les rituels ordonnés en fonction des divers événements de la vie (circoncision, mariage, etc.) agissent comme marqueur social et permettent la répartition et la hiérarchisation des pouvoirs politiques. Quand le Kenya devient une colonie britannique en 1920, la plupart des kényans jugés peu aptes à exploiter eux-mêmes leurs terres se retrouvent dépossédés. Les terrains ainsi que leur gestion sont donnés aux colons britanniques qui réorganisent la répartition des terres en propriétés individuelles.

Le mouvement de révolte Mau Mau naît autour de cette expropriation : privés de leurs terres, les kikuyus voient leur culture niée, leurs croyances méprisées et la transmission de leur héritage culturel, aussi bien agraire que symbolique, refusée. D’abord anecdotique et local, le mouvement va peu à peu s’organiser et se fédérer autour du parti Kenyan African Union fondé par Jomo Kenyatta en 1944. L’émergence du mouvement tient à la résistance et à l’émancipation d’une partie des kikuyus qui accèdent à l’école malgré les privations et interdictions dictées par le pouvoir britannique. La révolte Mau Mau touchera à son paroxysme entre 1952 et 1956 et sera férocement réprimée par l’armée coloniale et la milice africaine : 13.000 morts, majoritairement Kényans.

Cette histoire fondatrice du Kenya est racontée à travers Njoroge. Seul enfant de sa famille à être envoyé à l’école, Njoroge est un enfant très reconnaissant du sacrifice de ses parents. Les enjeux politiques de l’époque lui échappent, il est néanmoins sensibilisé à l’histoire de son pays et de son peuple par ce qu’il entend de la bouche des adultes. Intelligent et curieux, il comprend que son père a été dépossédé de sa terre, qu’un de ses frères est mort dans un conflit mondial qui ne concernait pas son pays, que l’organisation coloniale produit et entretient une hostilité entre les kikuyus et qu’une insurrection se prépare. Njoroge sait qu’en combattant l’ignorance il s’émancipe. Il comprend que l’esprit de résistance s’incarne de façon multiple, que ses actes, ses choix, ses perceptions sont tout aussi valeureux qu’une arme pointée sur l’oppresseur. Il sait aussi que la société doit évoluer, notamment vis-à-vis des forts préjugés racistes dont sont victimes les immigrés Indiens ou le silence imposée à la parole publique des femmes. Cantonnée au foyer, Njoroge entend cette parole, la comprend, l’intègre et la transmet. Les pensées politiques et sociales de ses mères, de son institutrice, de son amie puis amoureuse Mwihaki seront constitutives de son émancipation.

À travers Njoroge et la cellule familiale et affective qui l’entoure, Ngugi nous raconte le cheminement d’un enfant curieux qui veut devenir un homme libre. Njoroge n’aura de cesse d’entretenir et d’enrichir ses connaissances, d’équilibrer sa confiance en lui avec une constante remise en question de ce qu’il pense. C’est l’éveil de la conscience politique et citoyenne, c’est un appel à la responsabilité individuelle au sein d’un collectif. Njoroge sera héritier de l’histoire de son pays mais n’en sera pas prisonnier.

 

Wa Thiong’o Ngugi naît en 1938 au Kenya est considéré comme le premier romancier de l’Afrique de l’Est. Écrivant tantôt en anglais tantôt en gikuyu, il publie des essais, des romans (Petals of Blood, 1977), des pièces de théâtre (The Black Hermit, 1963) et a réalisé le documentaire « Sembène : The making of African cinema », 1994. En 1986 son roman « Matigari » est interdit au Kenya. Ngugi s’exile d’abord à Londres puis en Californie où il poursuit sa carrière de professeur. Insuffisamment traduit et diffusé, son nom est pourtant cité chaque année pour l’attribution du Prix Nobel. 

BALDWIN James – Harlem Quartet

Just above my head – 1978 – James Baldwin (première édition)
Stock, 1987 (pour la traduction française)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christiane Besse

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Ils sont quatre : Julia, Jimmy, Arthur et Hall. Ils sont nés à Harlem dans les années 50. Hall va entreprendre le récit de leurs vies de jeunes adultes au rythme du gospel et au cœur d’une Amérique empêtrée dans la ségrégation.

Deux familles ayant des enfants avoisinants les mêmes âges vivent à Harlem et fréquentent la même église. Leurs vies se rejoignent autour de Julia qui du haut de ses 9 ans prêche, passionne les foules et ramène de l’argent à la maison. À ses côtés son petit frère Jimmy a du mal à exister. Dans l’autre famille on trouve Hall, appelé à aller faire la guerre en Corée, et Arthur, le petit frère qui montre un grand talent pour le chant. Hall et Arthur ont des parents aimants, disponibles, intelligents et prévenants. Ils décèlent très tôt le talent d’Arthur et l’encouragent à le faire éclore. Ils comprennent aussi qu’Arthur est doté d’une sensibilité telle que le monde alentour va le heurter trop fort. Julia et Jimmy ont une mère souffrante et un père malade aussi mais d’une autre façon. Exploitée pour l’une et oublié pour l’autre, Julia et Jimmy trouveront avec Hall et Arthur le moyen de former un noyau familial et un socle inébranlable construit pour faire face aux douleurs.

À travers ce récit aussi délicat que brutal, aussi violent que lumineux, James Baldwin raconte le passage de la vie d’enfant à la vie d’adulte, la rencontre avec la sexualité, avec l’amour, la construction de soi en-dehors du conditionnement social, la quête identitaire, la reconstruction après les chagrins ou les violences subies et le choix de ses racines. Pendant une grande partie du roman, la question Noire est à peine évoquée. Les quatre personnages sont encore des enfants, c’est en grandissant qu’ils vont appréhender cette réalité et prendre conscience de ce qui se passe aux Etats-Unis. Ce sont les années 50, l’Amérique est ségrégationniste et la lutte pour les droits civiques est acharnée. Les tensions s’exacerbent, surtout dans le Sud du pays où arriver de nuit dans une ville relève du suicide si on est Noir. La couleur de leur peau, qui ne semblait pas leur avoir tant posé question lorsqu’ils étaient enfants, devient un combat, un danger, une peur, une sensation récurrente d’être un survivant, d’être en sursis perpétuel. Et en leitmotiv, le nœud de l’identité et des racines, encore bien plus complexe quand le pays qui vous a vu naître vous renvoie à des origines nébuleuses.

Ils sont sortis d’Harlem, se confrontent à un Mississipi raciste et violent, à un Paris tolérant et sophistiqué et à une Abidjan aux airs de synecdoque Africaine. Chacun de son côté ou à deux ou trois, ils ne se retrouvent quasiment jamais tous les quatre, explorent, grandissent, s’épanouissent, se trouvent ou se perdent. Les quêtes sont autant introspectives que globales, les questions affleurent, les réflexions se soupèsent et s’échangent rapidement loin de dieu ou de tout autre fatalisme.

À l’aube de la cinquantaine, Hall entreprend de faire le récit de ce morceau de vie à ses enfants. Parce que ses enfants l’interrogent et parce qu’Hall sent poindre une question plus vaste sur l’émancipation, sur la liberté d’être dans une société codifiée et dans un climat politique donné. Hall sait que, si l’expérience n’est pas transmissible, le passé doit être raconté avec pudeur mais sans détour pour ne pas hanter ceux qui s’apprêtent à grandir.

James Arthur Baldwin naît en 1924 à Harlem et décède en 1987 à Saint-Paul-de-Vence. Poète, romancier et essayiste, il s’installe à Paris en 1948. J. Baldwin n’aura de cesse d’explorer les schizophrénies, les violences et les injustices du monde occidental quand il s’agit de race, de sexualité ou de classe sociale. Bien qu’imprégnés de la question de la ségrégation aux Etats-Unis, son oeuvre ouvre à des questions intemporelles et universelles. On lui doit entre autres romans « La Conversion », 1953 ; « La Chambre de Giovanni », 1956 et entre autres essais « La prochaine fois, le feu », 1963.

En 2016, le film-documentaire « I’m not your negro » de Raoul Peck relance l’intérêt pour les écrits de J. Baldwin et rend un très bel hommage à la puissance et la finesse de pensée de ce grand monsieur.

DALEMBERT Louis-Philippe – Avant que les ombres s’effacent

Sabine Wespieser Editeur, 2017

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1939, l’Europe va de nouveau entrer en guerre. La famille Schwarzberg-Livni originaire de Pologne est venue s’établir à Berlin. Inquiets de la montée du nazisme, ils décident de fuir l’Europe : une partie de la famille s’installe aux États-Unis, une autre en Palestine et Ruben, le personnage principal, s’établira à Haïti.

 

Voyant la folie nazie s’emparer de l’Europe, Haïti vote un décret-loi offrant sans conditions, restrictions, formulaires compliqués, la nationalité haïtienne à toutes personnes persécutées à cause de son ethnie ou sa religion. Depuis le massacre des Amérindiens jusqu’aux hostilités entre les métis, les noirs, les blancs, en passant par la (vaine) tentative de Napoléon Bonaparte de rétablir l’esclavage, Haïti a inscrit quelque part au milieu de l’enchevêtrement complexe de ses racines que le métissage des hommes et des cultures vaudra toujours mieux que le maintien de l’entre-soi.

À travers le personnage de Ruben Schwarzberg qui va traverser le siècle, Louis-Philippe Dalembert nous raconte une myriade d’histoires oscillant entre la grande, mondiale, et la petite, intime. Ainsi, Ruben Schwarzberg va être témoin du pogrom du 9 novembre 1938 à Berlin tristement connu sous le nom de Nuit de Cristal. Il sera arrêté et déporté à Buchenwald puis libéré. Il fera aussi partie du millier de Juifs embarquant sur le Saint-Louis afin de trouver refuge aux Etats-Unis mais renvoyés manu militari dans la gueule du loup.

Il rencontrera des personnalités remarquables. À Buchenwald, il se liera d’amitié avec Jean-Marcel Nicolas d’origine haïtienne, arrêté à Paris et déporté de 1943 à 1945, qui en s’improvisant médecin saura assurer sa survie et celles d’un certain nombre de déportés. Libéré de Buchenwald, Ida Faubert et Camille Roussan tous deux poètes haïtiens vivant à Paris, deviendront ses amis et protecteurs. C’est avec leur aide qu’il obtiendra la nationalité haïtienne, goûtera à la poésie et à la culture haïtienne, découvrira la vie parisienne et ses plaisirs. Il assistera à des concerts de Benny Goodman, un des premiers musiciens blancs à engager des musiciens noirs faisant fi de la ségrégation raciale qui sévissait alors .

L’existence de Ruben Schwarzberg, placé sous la protection du livre « De l’égalité des races » d’Anténor Firmin (homme politique et intellectuel haïtien) est un métissage à plus d’un titre. Il naît polonais, grandit allemand, vit et meurt haïtien. Il est élevé dans une famille juive traditionnelle, tranquillement religieuse et attachée à sa culture, il sera initié aux rites vaudou à l’âge adulte. Pour autant, il ne semblera jamais perdu au milieu de ces identités qu’il s’approprie au fur et à mesure du temps. Car il n’est pas question de quête identitaire dans ce roman mais de résistance, de résilience, de diaspora, de racines arrachées et de marcottage, de maintien du lien à travers les caprices de l’histoire, d’entraide et de mains tendues.

L-P. Dalembert questionne aussi la mémoire, familiale, collective et universelle. Que transmettre aux générations qui nous suivent ? Quelles histoires raconter? La petite sienne ou la grande lointaine ? Est-ce bien utile, est-ce que ça n’est pas plutôt un boulet qu’on traîne, des fantômes qui dévorent notre propre vie, celle qu’il est déjà suffisamment difficile de construire. En inventant l’histoire d’une famille qui traverse une Histoire oubliée, celle d’Haïti, dans une Histoire connue, celle de la Shoah, L-P. Dalembert livre une belle réponse. Il nous rappelle que la relation, c’est à la fois ce qui nous lie et le récit d’une histoire.

Né en 1962 à Haïti, Louis-Philippe Dalembert grandit au milieu des femmes de sa famille. Après une formation littéraire et journalistique, il s’installe en 1986 à Paris où il obtient un doctorat en littérature comparée sur l’écrivain cubain Alejo Carpentier. Il vit entre Paris, Berlin, Port-au-Prince et le reste du monde. Il écrit en français et en créole des poèmes, des récits et des romans notamment « Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme » en 1996, « Rue du Faubourg Saint-Denis » en 2005 et « Noires blessures » en 2011.