LAMAR Jake – Confessions d’un fils modèle

Éditions Payot & Rivages, 2009 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Bourgeois blues – 1991 – Jake Lamar
 Traduit de l’anglais (USA) par Françoise Bouillot

9782743623852

Etats-Unis, dans les années 80. Au son de Thelonious Monk, Jake Lamar raconte sa relation avec son père et à travers elle, une histoire de la bourgeoisie Noire-Américaine.

Récit autobiographique, Confessions d’un fils modèle se lit comme un roman ou comme un essai. Si le titre français se concentre sur le cercle familial, le titre original « Bourgeois blues » ouvre plus largement sur un phénomène de classe.

Jake Lamar s’appelle comme son père, qui s’appelait déjà comme son père. Cette homonymie, c’est dès le berceau un héritage qu’il faudrait porter en identité et un modèle à honorer. Dans son livre, Jake Lamar va raconter son père. Pour tenter de le comprendre, de se comprendre et de prendre du recul, il va passer du modèle au portrait. Le père raconté par le fils, c’est le portrait d’un homme acharné : dans ses colères, dans ses désirs, dans son travail. Il est le fruit d’une génération où les Noirs-Américains pouvaient s’extraire de leur condition et réclamer leur dû au pays de la réussite individuelle. Jake Lamar (père) travaille brillamment, ne laisse rien au hasard, intègre la faculté de Morehouse. Morehouse, c’est cette faculté située à Atlanta créée afin de donner aux Noirs la même éducation que les Blancs, dressant ainsi une arme puissante contre la ségrégation : former une élite et une bourgeoisie Noire-Américaine. La réussite individuelle devient alors sociale, politique et militante. Frein ou moteur, la réussite à travers les diktats d’une classe sociale éloigne de soi. En fréquentant la même faculté que Martin Luther King et en en sortant major de sa promotion, Jake Lamar (père) intègre la classe bourgeoise Noire-Américaine et obéit alors à ce qu’il doit devenir. Il se marie, fait des enfants, travaille énormément, pique des colères homériques et décharge ce poids permanent de l’homme Noir qui doit prouver sa légitimité en se sentant toujours en imposture sur son fils aîné Jake Lamar.

Jake Lamar (fils) fait partie de la première génération de Noirs-Américains qui va pouvoir grandir dans une presque insouciance. Né en 1961, on va lui expliquer, à la maison comme à l’école, que les Noirs et les Blancs sont égaux, qu’ils ont accès aux mêmes choses. L’insouciance vis-à-vis de sa couleur de peau ne durera évidemment pas longtemps, l’Amérique ne s’est pas endormie ségrégationniste pour se réveiller égalitaire. Néanmoins, dans la perception de Jake Lamar, les différences établies sur ce simple critère qu’est la couleur de peau raisonneront toujours comme une injustice et un signe  de stupidité. Ce n’est plus une fatalité ou un état de fait. Ce n’est plus un combat dont on questionne la légitimité.

L’héritage du père, et à travers lui l’héritage de la génération précédente et l’héritage de sa classe résonne comme une malédiction, comme le dragon qu’il faut combattre pour passer de l’enfant, ou plutôt de l’adolescent, à l’adulte.

L’insouciance des toutes premières années de Jake Lamar, son éducation et ce père écrasant le pousseront à repenser les stigmates des générations passées et à refuser les conditionnements de sa génération. Ce père en colère, qui lui fait peur, qui est aussi brillant qu’il est arrogant, aussi misérable qu’il est à plaindre, est un pur produit de sa génération et de sa classe. Et à travers ce récit, Jake Lamar refuse d’être un produit de sa génération, ou du moins de n’être que cela, en constituant d’autres bulles que celle où il est un homme Noir, que celle où il est enfant de parents divorcés, que celle où il est le fils d’un père violent, que celle où il est le fils d’un homme autant fier qu’honteux d’être noir de peau.

Récit autobiographique, ce livre est aussi un ouvrage de sociologie, de psychologie et un roman d’extraction. Comment s’extraie-t-on du déterminisme social, de nos héritages symboliques et historiques ? Comment s’extraie-t-on du mythe de l’identité ? Pas de réponses ni de certitudes sous la plume de Jake Lamar, des possibles, des chemins,  sans oublier Thelonious Monk et la littérature en compagnons de voyages.

Jake Lamar est né en 1961 à New-York. Écrivain et journaliste, il aura longtemps travaillé pour le Times avant de venir s’installer à Paris en 1993 où il commencera à écrire des romans. Il y découvrira aussi les romans de Chester Himes. Il est notamment l’auteur de « The last Integrationist » (« Nous avions un rêve » – 1996), « If 6 Were 9: A « Militant » Mystery » (Le Caméléon noir – 2001) et « Ghosts of Saint-Michel  » ( » Les Fantômes de Saint-Michel » – 2009) tous publiés et traduits chez Payot-Rivages. 

LEE Harper – Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur & Va et poste une sentinelle

To kill a mockingbird, 1960 (parution USA). Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Éditions Grasset, 1989. Traduit de l’anglais (USA) par Isabelle Stoïanov – Disponible en poche
Go set a watchman, HarperCollins, 2015 (parution USA), Va et poste une sentinelle, Éditions Grasset, 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Pierre Demarty – Disponible en poche

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Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur est reconnu comme un grand classique de la littérature américaine. Paru en 1960, Harper Lee donnait à lire le quotidien d’une petite ville du Sud des États-Unis pendant la Grande Dépression. Le récit dessine une population agricole et ouvrière abandonnée, paupérisée, peu éduquée, consanguine et fatiguée. Au centre de ce portrait peu reluisant, la famille Finch comprenant deux enfants, Jeremy et Jean Louise, élevés par leur père Atticus et leur gouvernante Calpurnia. Atticus est un homme bon, juste, intelligent, épris de bon sens et empreint de doutes. Il est le héros de sa fille Jean Louise surnommée Scout. L’histoire de leur quotidien s’articule autour du procès de Tom Robinson accusé d’avoir violé Mayella Ewell. Tom Robinson est Noir, innocent mais sa couleur de peau représente pour la population et l’institution l’évidence de sa culpabilité. Atticus Finch défend avec brio et contre tous cet homme en utilisant la loi et les stratégies d’avocat. Immortalisé par Grégory Peck au cinéma, le personnage d’Atticus a longtemps été le symbole de l’homme intègre par excellence. Paru dans les années 60 au cœur de la lutte pour les droits civiques, il était aussi le bon américain, l’homme qui voit l’innocent à défendre et pas la couleur de peau. Son intelligence sophistiquée doublée de sa sensibilité virile ont fait de ce papa célibataire un modèle d’homme. C’est Scout, petite fille plus intrépide que garçon manqué, qui raconte l’histoire. Ses yeux naïfs et intelligents savent que la posture de son père, en Alabama dans les années 30, est admirable et courageuse. 

Roman culte aux tons magiques et cauchemardesques de l’enfance, aux personnages attachants et courageux, aux discours politiques suffisamment bien mélangés au récit pour que ça ne soit pas « un roman à message », Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur a longtemps, très longtemps, été le seul et unique roman connu de Harper Lee. En 2011 pourtant, un manuscrit antérieur est retrouvé…

Va et poste une sentinelle raconte le retour de Scout dans la petite ville de son enfance. Nous sommes en 1950 et la jeune femme n’a pas trahi la petite Scout. Toujours peu attentive aux conventions sociales, elle cherche plus à comprendre, à se maintenir libre que se tailler une place dans la société. Elle aime toujours son papa de son amour de petite fille. Atticus Finch a vingt ans de plus, certes, mais sa discrète intelligence, son humour et sa droiture apparente laissent penser qu’il incarne toujours un modèle d’homme. Un modèle pourtant qui fraye avec le KluxKluxKlan, s’insurge contre la lutte pour les droits civiques et trouve que les Noirs sont des gens insuffisamment civilisés pour figurer au même rang que les Blancs. Le choc est rude pour Scout comme pour tous les lecteurs.

Non, il ne suffit pas d’être éduqué, intelligent et sensible pour ne pas sombrer dans la bêtise et le repli identitaire. Mais Atticus est-il un raciste ou un pur produit de son époque et de sa culture, assis sur sa position confortable de dominant ? Défendre un pauvre Noir qui sera de toute façon jugé coupable est certes noble mais Atticus ne craint pas grand chose. En revanche, quand il est question que cet homme devienne légalement son égal, Atticus refuse et se rapproche de ses voisins à moitié dégénérés, complètement consanguins, pour renier la capacité civilisationnelle de « ces gens ». Personne n’aime qu’on brise les idoles.

Et si on peut trouver cruel le revirement du personnage d’Harper Lee, cette dernière n’écrit pas un conte de l’enfance mais une histoire d’émancipation. En ne comprenant pas les positions politiques de son père, Scout s’émancipe et prend conscience que la liberté se travaille tous les jours et à sa hauteur, que les droits ne sont jamais pleinement gagnés mais s’acquièrent étape par étape. Mais émancipation ne veut pas dire rejet ou désamour. Car si Scout sait contrer son père et argumenter face à lui, c’est bien qu’elle est l’héritière de son esprit. C’est la grande finesse des deux romans d’Harper Lee. Atticus ne devient pas pour autant un monstre, il reste le père formidable et un homme qui s’est dressé contre les conventions de son époque.

Il fallait certainement donner à lire en 1960 le portrait d’un homme Blanc bon avec les Noirs. Comme il a fallu donner à lire le portrait d’un homme Noir bon avec les Blancs dans La Case de l’oncle Tom. On ne peut nier l’importance fondamentale du roman d’Harriet Beecher-Stowe paru en 1852 dans l’abolition de l’esclavage tout comme on ne peut pas, par la suite, déconstruire cette perception misérabiliste et victimaire. Il faut, en littérature comme ailleurs, s’émanciper des portraits érigés en idoles.

Harper Lee est née en 1926 dans l’Alabama et y est décédée en 2016. Grande lectrice, elle va à l’école avec Truman Capote qui sera son grand ami. Après des études de droit elle part s’installer à New York pour devenir écrivain. Elle sera très proche de Truman Capote au moment de l’écriture de son « De Sang-froid ». Le roman lui est d’ailleurs dédié. Elle publie en 1960 « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur », succès planétaire, grand classique, étudié à l’école qui remportera le prix Pulitzer. Elle publie par la suite quelques articles et essais avant que le manuscrit de « Va et poste une sentinelle » soit retrouvé et publié en 2011 aux USA. 

 

HIMES Chester – Une affaire de viol

Éditions Les Yeux ouverts, 1963 (pour la traduction française) – Disponible d’occasion
A case of rape – 1980 –
Traduit de l’anglais (USA) par André Mathieu

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Paris, 1950. Cinq hommes sont jugés pour le viol présumé et le meurtre d’une femme. 

Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’à l’origine Chester Himes voulait faire de cette histoire un roman en plusieurs volumes. Certes, le texte semble court mais il est ramassé, dense et complexe. À l’instar de ses autres romans, la biographie de Chester Himes est très présente mais mélangée de façon homogène à la fiction. On reconnait ainsi Willa Thompson, une de ses compagnes, dans le personnage d’Elizabeth Hancock Brissaud. Sont également présents Ollie Harrington, William Gardner Smith, James Baldwin et Richard Wright, quatre artistes  (principalement écrivains dont l’oeuvre reste emblématique) Noirs-Américains ayant vécu à Paris et qui ont beaucoup lutté contre la ségrégation aux USA. Si « Une affaire de viol » peut tout à fait se lire en passant à côté de ces éléments biographiques, c’est parce que Chester Himes ne cherche pas à raconter sa vie mais à explorer les nœuds de l’âme humaine et les complexités de la société et de ses mœurs. Les portraits qu’il dresse de ses camarades d’exil ou d’une de ses compagnes ne viennent pas se poser dans son récit par narcissisme ou exhibitionnisme. Il exploite leurs vécus communs et les met en perspective au cœur d’une affaire judiciaire pour tenter de dresser un portrait intime de la société française de l’époque et de la façon dont sont perçus les Noirs (Américains ou non) et les femmes.

Une femme blanche, Elizabeth Hancock est retrouvée morte dans une chambre d’hôtel, ses vêtements sont chiffonnés, l’autopsie révèle qu’elle a eu des relations sexuelles avant sa mort, un puissant aphrodisiaque est retrouvé dans la chambre… le verdict est sans appel : les quatre hommes Noirs, présents dans la chambre l’ont violée et tuée. La présomption d’innocence est inexistante : la femme est par essence victime autant que les hommes Noirs sont coupables.  Les compte-rendus qui construisent le récit sont le fruit des recherches menées par Roger Garrison, écrivain Noir-Américain qui s’emploie à mener l’enquête comme elle aurait dû : en la sortant des préjugés raciaux, en ramenant au rang de détails le sexe et la couleur de peau face à eux qui les érigent comme des déterminants de comportements. Roger Garrison sent dans cette affaire que l’opinion a retiré le bandeau aveuglant la justice et reconnait les relents de racisme qu’il connaît trop bien pour les avoir vécus aux USA.

Sous la myriade de thèmes explorés, Chester Himes tempère le Paris libre et heureux qui s’offrait aux Noirs-Américains, montrant que si la France n’était pas ségrégationniste, elle n’était pas exempte de racisme. Il démonte aussi l’idée confortable et communautariste qui voudrait que les Noirs s’entraident et se protègent. Sa description du milieu littéraire de l’époque ne s’encombre pas de courbettes. L’erreur judiciaire ne s’abat pas sur des personnes que la bien-pensance se complairait à imaginer gentille et vulnérable, ils sont des êtres normaux à qui on peut reprocher des choses. Roger Garrison est également descendu de son piédestal d’écrivain qui voudrait avoir tout compris de la société dans laquelle il vit. Personne n’est épargné, tout le monde est jugé à la même enseigne. Il interroge la relation entre les femmes blanches et les hommes noirs en la sortant  des clichés qui l’accompagne : l’exotisme, la sexualité débridée des hommes, des femmes victimes de leur sensualité et bien sûr, la vieille affaire de l’homme sauvage à la peau noire qui viole la femme pure à la peau blanche. Il dresse un parallèle entre la perception que la société a des hommes Noirs et celle des femmes Roses, inscrivant son texte dans une perspective où la lutte contre les préjugés est plus globale. L’hommage rendu par Dany Laferrière dans son « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » prend encore plus de sens.

Chester Himes est né en 1909 dans le Missouri. Petit voyou, c’est lors d’un séjour en prison qu’il découvre la littérature, notamment Dostoïevski. Ses premiers romans connaissent peu de succès mais lui valent des inimitiés fortes, Chester Himes ne s’illustre pas par un caractère affable et ses textes sont sans concession. Il part s’installer à Paris en 1953 où il rejoint son ami l’écrivain Richard Wright (avec qui il se fâchera par la suite). Il y rencontrera plus de succès. Cela explique pourquoi ses textes ont été édités d’abord traduits en français avant d’être édités aux USA. Sa rencontre avec Marcel Duhamel, fondateur de la collection Série Noire chez Gallimard le décidera à écrire des romans résolument policiers. Toute son oeuvre se concentre sur la condition des Noirs aux États-Unis et en France, dénonçant sans condescendance les excès et manquements de l’ensemble des communautés. Il meurt en 1984 en Espagne. Il a écrit entre autres « La croisade de Lee Gordon », « Retour en Afrique », « Mamie Mason », « La reine des pommes ». 

 

Sources :

  • La rive noire, de Harlem à la Seine – Michel Fabre, Lieu Commun, 1985
  • Chester Himes : une vie – James Sallis, Rivages/Écrits Noirs, 2000. Éléonore Cohen-Pourriat pour la traduction de l’anglais

BALDWIN James – Harlem Quartet

Just above my head – 1978 – James Baldwin (première édition)
Stock, 1987 (pour la traduction française)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christiane Besse

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Ils sont quatre : Julia, Jimmy, Arthur et Hall. Ils sont nés à Harlem dans les années 50. Hall va entreprendre le récit de leurs vies de jeunes adultes au rythme du gospel et au cœur d’une Amérique empêtrée dans la ségrégation.

Deux familles ayant des enfants avoisinants les mêmes âges vivent à Harlem et fréquentent la même église. Leurs vies se rejoignent autour de Julia qui du haut de ses 9 ans prêche, passionne les foules et ramène de l’argent à la maison. À ses côtés son petit frère Jimmy a du mal à exister. Dans l’autre famille on trouve Hall, appelé à aller faire la guerre en Corée, et Arthur, le petit frère qui montre un grand talent pour le chant. Hall et Arthur ont des parents aimants, disponibles, intelligents et prévenants. Ils décèlent très tôt le talent d’Arthur et l’encouragent à le faire éclore. Ils comprennent aussi qu’Arthur est doté d’une sensibilité telle que le monde alentour va le heurter trop fort. Julia et Jimmy ont une mère souffrante et un père malade aussi mais d’une autre façon. Exploitée pour l’une et oublié pour l’autre, Julia et Jimmy trouveront avec Hall et Arthur le moyen de former un noyau familial et un socle inébranlable construit pour faire face aux douleurs.

À travers ce récit aussi délicat que brutal, aussi violent que lumineux, James Baldwin raconte le passage de la vie d’enfant à la vie d’adulte, la rencontre avec la sexualité, avec l’amour, la construction de soi en-dehors du conditionnement social, la quête identitaire, la reconstruction après les chagrins ou les violences subies et le choix de ses racines. Pendant une grande partie du roman, la question Noire est à peine évoquée. Les quatre personnages sont encore des enfants, c’est en grandissant qu’ils vont appréhender cette réalité et prendre conscience de ce qui se passe aux Etats-Unis. Ce sont les années 50, l’Amérique est ségrégationniste et la lutte pour les droits civiques est acharnée. Les tensions s’exacerbent, surtout dans le Sud du pays où arriver de nuit dans une ville relève du suicide si on est Noir. La couleur de leur peau, qui ne semblait pas leur avoir tant posé question lorsqu’ils étaient enfants, devient un combat, un danger, une peur, une sensation récurrente d’être un survivant, d’être en sursis perpétuel. Et en leitmotiv, le nœud de l’identité et des racines, encore bien plus complexe quand le pays qui vous a vu naître vous renvoie à des origines nébuleuses.

Ils sont sortis d’Harlem, se confrontent à un Mississipi raciste et violent, à un Paris tolérant et sophistiqué et à une Abidjan aux airs de synecdoque Africaine. Chacun de son côté ou à deux ou trois, ils ne se retrouvent quasiment jamais tous les quatre, explorent, grandissent, s’épanouissent, se trouvent ou se perdent. Les quêtes sont autant introspectives que globales, les questions affleurent, les réflexions se soupèsent et s’échangent rapidement loin de dieu ou de tout autre fatalisme.

À l’aube de la cinquantaine, Hall entreprend de faire le récit de ce morceau de vie à ses enfants. Parce que ses enfants l’interrogent et parce qu’Hall sent poindre une question plus vaste sur l’émancipation, sur la liberté d’être dans une société codifiée et dans un climat politique donné. Hall sait que, si l’expérience n’est pas transmissible, le passé doit être raconté avec pudeur mais sans détour pour ne pas hanter ceux qui s’apprêtent à grandir.

James Arthur Baldwin naît en 1924 à Harlem et décède en 1987 à Saint-Paul-de-Vence. Poète, romancier et essayiste, il s’installe à Paris en 1948. J. Baldwin n’aura de cesse d’explorer les schizophrénies, les violences et les injustices du monde occidental quand il s’agit de race, de sexualité ou de classe sociale. Bien qu’imprégnés de la question de la ségrégation aux Etats-Unis, son oeuvre ouvre à des questions intemporelles et universelles. On lui doit entre autres romans « La Conversion », 1953 ; « La Chambre de Giovanni », 1956 et entre autres essais « La prochaine fois, le feu », 1963.

En 2016, le film-documentaire « I’m not your negro » de Raoul Peck relance l’intérêt pour les écrits de J. Baldwin et rend un très bel hommage à la puissance et la finesse de pensée de ce grand monsieur.

SCHUYLER George S. – Black No More

Black No More – 1931 – The Macaulay Compagny, New York (première édition)
Nouvelles Éditions Wombat, 2016 (pour la traduction française) – Disponible en poche
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierre Beauchamp

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Si tout le monde était blanc, le racisme disparaîtrait. C’est la thèse posée par le Dr Junius Crookman quand il lance Black No More dans les années 30 aux Etats-Unis. Son entreprise propose aux personnes noires un blanchiment de la peau, un décrêpage de cheveux et un gommage des traits dits négroïdes. Ils pourront alors intégrer sans difficultés la communauté blanche, en attendre les mêmes privilèges et ainsi avoir une vie meilleure. Car le racisme est une affaire de couleur de peau… Non ?

Comme la plupart des choses qui vendent de l’espoir, Black No More connait un immense succès bouleversant ainsi l’économie et les (des)équilibres sociaux en place dans l’Amérique des années 30. Taquin, George S. Schuyler s’amuse avec les peurs des uns et les aspirations des autres et explore la fonction économique et sociale du racisme.

Les associations antiracistes voient leurs finances péricliter, il n’y a plus personne à défendre puisque les amateurs de lynchages n’ont plus de quoi s’occuper. Les bons sentiments dont l’enfer est pavé n’échappent pas à l’opportunisme financier et au cynisme social. Entretenir le racisme comme une norme (tout en disant que c’est mal) maintient la santé économique de ces associations.

L’économie spécifiquement noire s’effondre. Harlem est déserté. Si la veille, chacun portait fièrement sa couleur en la confondant avec son identité et son héritage culturel, aujourd’hui tout le monde se précipite vers cette promesse de vie plus facile, de réussite et d’argent. C’est ainsi que Schuyler exprime son doute envers les mouvements de l’époque tels le Back to Africa, prônant le retour aux pays africains. Il estime que cela ne renforce ni les individus ni la communauté et n’appelle pas à l’insoumission, au contraire. Cela répond à une logique où chaque communauté reste dans sa catégorie. Et financièrement c’est une bonne affaire.

Du côté des nationalistes, la haine de l’autre a toujours faim et trouve une nouvelle jeunesse face à ce changement de société qu’opère Black No More. Les Noirs sont incognito, la menace plus invasive, la peur plus facile à distiller dans l’esprit des gens. Schuyler montre comment cette pensée bien manipulée fait croire aux ouvriers que l’arrivée des Noirs sur le marché du travail des Blancs est plus dangereuse pour eux que les conditions de travail qui leur sont imposées.

Faire entrer des personnes d’origine noire au sein des familles d’origine blanche de façon invisible transforme les pires cauchemars de cette société bien née en réalité. Le sang de leur lignée est menacé. Impossible de distinguer qui est qui si on ne sait plus qui vient d’où… D’ailleurs d’où vient-on ? Le texte en exergue dédiant «Ce livre […] à tous les Caucasiens de la grande République qui peuvent faire remonter leurs origines jusqu’à la dixième génération et affirmer sans ciller que leur arbre généalogique n’a pas la moindre branche, brindille ou feuilles noires. » donne immédiatement le positionnement de Schuyler face à l’obsession de la provenance et de la couleur de peau. Obsessions conduisant à plaquer et à projeter sur les autres des idées toutes faites aussi fausses que ridicules. Il s’en amuse d’ailleurs dans son roman en faisant parler les Blancs du Sud avec l’accent que les écrivains Blancs de cette époque attribuaient en général aux Noirs.

Le personnage principal, Max Disher, devenu Max Fisher va s’employer à exploiter les failles mises au grand jour par Black No More. Plus par jeu que par cynisme et aussi parce qu’il porte en lui une colère fondatrice qui le pousse à chercher à comprendre ce qui se cache sous le mécanisme du racisme. Il se comporte et traite les autres en objets d’études, poussant jusqu’à ses limites l’expérience Black No More en modifiant les représentations sociales. La puissance de l’argent et du dogme sont les terrifiants parents d’une société unifiée, dénuée de richesse culturelle, obéissante où grandissent l’entre-soi et l’absence d’esprit critique.

Junius Crookman, le vrai cynique de l’histoire, fait croire qu’il offre aux Noirs la possibilité d’accéder à une vie meilleure en devenant Blanc. Mais en faisant croire qu’il modifie le sauvage Noir en gentil petit Blanc, il n’appelle pas une société pacifiée (c’est là où son projet est tout sauf naïf) mais une société aveuglée et obéissante aux présupposées injonctions qu’elle s’impose.

Schuyler est plus méfiant que cynique. Le roman Black No More dépeint et critique l’Amérique des années 30 et l’on reconnait certaines personnalités de l’époque (W.E.B. Du Bois par exemple) dans les personnages du livre. Il n’en reste pas moins une réflexion pleine de sagesse et d’humour sur les dérives des individus perdus au sein des organisations sociales, ce qui en fait un roman universel et intemporel.

George Samuel Schuyler naît en 1895 et décède en 1977 aux Etats-Unis. Journaliste, écrivain et éditorialiste, il écrit pour le Pittsburgh’s Courier (journal très influent au sein de la communauté noire) et également pour l’American Mercury de H. L. Mencken. Politiquement,il va passer du communisme à une frange nettement plus réactionnaire, ce qui le rendra difficilement fréquentable et ses écrits ne seront plus édités. Il publiera notamment un ouvrage d’histoire du Liberia, des nouvelles « Ethiopian Stories » et un feuilleton « Black Empire » qui raconte l’histoire d’une société secrète afro-américaine qui combat le pouvoir blanc et décide de fonder un empire noir en Afrique. 

Un très grand merci à Thierry Beauchamp (le traducteur) pour son aide et sa disponibilité.